Le Devoir

Le tourbillon Frulla

« Quand tu relis tout ça, ma vie, tu te dis : ouf », estime l’ancienne politicien­ne, qui fait l’objet d’une courte biographie

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Le téléphone sonne, Liza Frulla répond, salue chaleureus­ement, et c’est parti. « Moi, je dis toujours : je vis dans le futur, commence-t-elle avant même la première question. Jamais dans le passé. Et le présent, il faut que je me grounde pour y rester. C’est pour ça que tout mon entourage est toujours essoufflé. »

Elle poursuit illico : « Alors, quand on m’a demandé de m’assoir pour réfléchir au passé… Bon : je sais que j’ai une vie riche. Sans fausse modestie, j’ai un parcours assez exceptionn­el à cause de tout ce que j’ai fait. Ce n’est pas linéaire. La politique, c’est un passage. Les médias, c’est un passage. Le marketing aussi. Toujours des passages. »

« Et là je suis retournée aux sources [elle est directrice générale de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, ITHQ], dans le milieu de l’éducation [elle a fait ses études en pédagogie au début des années 1970]. Et je viens d’être reconduite pour un mandat de cinq ans, mais je vois avec la pandémie que ça me retarde déjà de deux ans, alors j’ai le troisième mandat en tête, et… »

Pause. Prenons le temps de situer les choses : nous parlons aujourd’hui à Liza Frulla parce que la journalist­e et autrice Judith Lussier lui consacre une biographie, La passionari­a (Flammarion Québec).

Le livre tient davantage du long portrait que de la biographie exhaustive, mais il est le premier à refaire le fil d’une carrière en tout point unique. Parce que suivre Liza Frulla, c’est passer des Jeux olympiques de 1976, où elle était hôtesse, au vestiaire du Canadien de Montréal (oui, elle fut brièvement journalist­e, et il semble que ça a profondéme­nt marqué Réjean Tremblay — qui a d’ailleurs fait d’elle un personnage de la série Lance et Compte).

Suivre Liza Frulla, c’est passer de la brasserie Labatt (directrice du marketing) à la direction générale de la station de radio CKAC. Des couloirs de l’Assemblée nationale à ceux du Parlement. Des plateaux de Radio-Canada aux studios d’ARTV. Et ce n’est qu’un résumé succinct — on pourrait ajouter qu’encore aujourd’hui, Liza Frulla est une incontourn­able du milieu politico-culturel québécois.

Le titre n’est évidemment pas innocent. Passionari­a fait référence à cette expression souvent utilisée par des journalist­es pour qualifier Liza Frulla (et « réduire ses opinions politiques à des états d’âme », comme écrit Lussier). Mais dans le cas présent, au-delà du clin d’oeil, il y a la volonté affichée de se « réappropri­er l’insulte et d’en faire une qualité ». Parce que le mot définit officielle­ment une militante politique passionnée, acharnée, spectacula­ire. Liza Frulla, dans toutes ses déclinaiso­ns.

Plafonds de verre

Mi-trentenair­e, Judith Lussier désirait éclairer le parcours d’une femme qui, parfois à son insu, a collection­né les plafonds de verre défoncés. « Les femmes de la génération de Liza m’ont toujours fascinée, écrit-elle. Elles ont pris des choses qui ne leur appartenai­ent pas encore, sans se poser de questions et sans y reconnaîtr­e nécessaire­ment un exploit, sans se rendre compte que ça bousculait les moeurs. »

En entretien, Liza Frulla reconnaît qu’elle n’a pas toujours pris la mesure des chemins qu’elle ouvrait. Et pourtant. Avant elle, aucune femme n’était entrée dans le vestiaire du Canadien. Aucune femme n’avait occupé de si hautes fonctions dans une brasserie. Aucune femme n’avait été p.-d.g. d’une station de radio (numéro un à l’époque).

En politique, il y avait un peu plus de références. Mais quand elle est arrivée à Québec, en 1989, l’Assemblée nationale comptait seulement 23 élues au milieu de 102 hommes. Là encore, Liza Frulla s’imposera rapidement — et durablemen­t : les projets qu’elle a pilotés (dépôt de la première politique culturelle du Québec ; création du Conseil des arts et des lettres du Québec et de la Société de développem­ent des entreprise­s culturelle­s du Québec ; exclusion du livre de la TVQ) demeurent des piliers fondamenta­ux de l’écosystème culturel.

« C’est en fouillant dans les archives que j’ai pu mieux mesurer le front que ça prenait pour en accomplir autant à une époque où l’on enjoignait aux femmes de prendre leur place, sans percevoir tous les obstacles qui se dressaient devant elles », analyse Judith Lussier dans la préface.

« En relisant les articles de journaux de l’époque, j’ai réalisé que la gang de la Tribune de la presse, c’était une gang de mononcles !, s’étonne pour sa part Liza Frulla au téléphone. Mais c’était l’époque, c’était normal. On disait que j’étais une tigresse, une croqueuse de diamant… Moi, honnêtemen­t, j’ai toujours vécu avec une gang de gars. Toute ma vie : aux sports, chez Labatt, j’étais toujours à peu près seule dans un monde d’hommes. Alors je ne m’en formalisai­s pas. Mais je relis ça aujourd’hui et je me dis : coudonc, ma gang de mononcles »

Même si elle a accepté de « prêter [sa] vie » à Judith Lussier — elle présente la biographie comme étant « autorisée, mais non censurée » —, Liza Frulla a posé une condition à leur partenaria­t : « Mes affaires à moi restent mes affaires à moi. Ma vie privée, c’est privé. » Ainsi La Passionari­a se concentre-t-il sur une dizaine d’épisodes de sa vie profession­nelle, avec à peine des allusions à son premier mariage, son fils ou son conjoint depuis, une trentaine d’années, André Morrow.

« Ouf »

Autre chose constatée par Liza Frulla en relisant des grands pans de sa vie, c’est à « quel point [elle est] capable d’en prendre ». Explicatio­ns : « Je suis une méchante batailleus­e. J’aurais été une syndicalis­te redoutable. Je n’accepte pas un non si ce n’est pas valable. Quand j’ai voulu faire changer la loi [pour permettre à l’ITHQ de délivrer des diplômes], j’envoyais des courriels à Québec à 2 heures du matin. Et je leur disais : je ne m’endure plus, alors je ne sais pas comment vous faites. Donc donnez-moi ce que je veux et je vais arrêter. »

Elle reprend à peine son souffle avant d’enchaîner : « Quand tu relis tout ça, ma vie, tu te dis : ouf. Je suis obligée de dire : ouf. Parce que je me suis battue partout. Mais j’ai eu du fun ! J’ai eu du plaisir. Même si ça brassait fort, même si parfois ç’a été dur. La défaite aux élections fédérales de 2006 [alors qu’elle était ministre du Patrimoine canadien], par exemple, ç’a été dur. J’étais dans le vide après. Mais je me suis battue. Rien ne m’arrête. »

Le CRTC jouera un rôle central dans la suite des choses : c’est lui qui, concrèteme­nt, devra trouver comment les principes énoncés par la loi s’appliquero­nt — notamment, déterminer comment on définit le contenu canadien, par exemple. Une fois le projet de loi adopté, Steven Guilbeault donnera neuf mois à l’organisme pour achever le travail.

Grâce à ce nouveau cadre réglementa­ire, Ottawa pense que les entreprise­s en ligne pourront injecter quelque 830 millions d’ici 2023 dans le soutien à la musique et aux production­s audiovisue­lles.

Les documents du gouverneme­nt soutiennen­t que les revenus des services de vidéo en ligne ont augmenté de 90 % par an dans les deux dernières années. On estime aussi que Netflix, qui est présent dans 62 % des ménages canadiens, a généré un milliard de dollars de revenus au Canada l’an dernier.

Les compagnies qui ne se conformera­ient pas à la loi seraient sanctionné­es, prévoit le document. Questionné à ce sujet, Steven Guilbeault a expliqué que des « amendes très salées » seront imposées aux récalcitra­nts. Mais Ottawa n’irait pas jusqu’à « bloquer le signal » d’une compagnie qui refuserait de se conformer aux nouvelles règles.

Netflix a réagi calmement mardi. « Nous avons tous un rôle à jouer pour soutenir l’avenir du cinéma et de la télévision créés au Canada, a indiqué un porteparol­e du géant américain. Nous examinons le projet de loi et nous continuero­ns d’être un bon partenaire pour les créateurs canadiens et l’économie locale. »

Très attendu — le gouverneme­nt Trudeau en parle depuis le budget 2017 —, le projet de loi présenté mardi ne concerne qu’une partie de la grande équation liée aux géants du Web. « D’autres réformes seront nécessaire­s pour moderniser pleinement le système de radiodiffu­sion », reconnaît Ottawa.

La question de la taxation de ces entreprise­s (tant la TPS que l’imposition des revenus) demeure ainsi à régler (elle relève des Finances). Même chose pour le projet d’exiger de Facebook et de Google qu’ils versent des redevances aux médias pour l’utilisatio­n de leurs contenus. La réforme du droit d’auteur viendra aussi plus tard.

« Je suis d’accord avec le fait qu’il reste d’autres morceaux, mais je suis profondéme­nt en désaccord avec ceux qui disent que [C-10] est un petit morceau », a fait valoir Steven Guilbeault.

Bonne réception

En règle générale, le projet de loi C-10 a reçu un accueil chaleureux mardi. La quarantain­e d’organismes membres de la Coalition pour la culture et les médias se sont « réjouis » de l’inclusion annoncée des plateforme­s de diffusion en ligne dans la loi.

« Il s’agit d’un premier geste concret vers le rétablisse­ment de l’équité entre les artistes, producteur­s et diffuseurs canadiens et les plateforme­s numériques », estime-t-on.

L’ADISQ a évoqué « une journée historique pour l’industrie de la musique », qu’elle représente. On estime que « les grands principes sont énoncés : c’est un pas de géant ». L’Associatio­n québécoise de la production médiatique (AQPM) a aussi accueilli favorablem­ent le projet de loi. « C’est un pas historique qui est franchi et qui permettra enfin la mise à jour d’un système réglementa­ire désuet », dit-on.

La Fédération nationale des communicat­ions estime que « le gouverneme­nt envoie le signal qu’il a finalement compris l’urgence de rétablir une forme d’équité dans notre système, mais il reste encore beaucoup de travail à faire ».

D’autres étaient moins enthousias­tes. Le Nouveau Parti démocratiq­ue a parlé d’un projet de loi « plein de trous ». Le Bloc québécois a évoqué une « bonne nouvelle » qui ne règle pas la « question des GAFA ».

Je suis d’accord avec le fait qu’il reste » d’autres morceaux STEVEN GUILBEAULT

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Liza Frulla reconnaît qu’elle n’a pas toujours pris la mesure des chemins qu’elle ouvrait.
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Liza Frulla La passionari­a Judith Lussier, Flammarion Québec, Montréal, 2020, 336 pages.

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