La complainte du camionneur, la chronique d’Odile Tremblay |
La touchante et douloureuse complainte des Cowboys Fringants L’Amérique pleure a été célébrée comme meilleure chanson de l’année au Gala de l’ADISQ dimanche soir. Entre toutes les tounes québécoises, celle-là résumait — en partie prémonitoire au moment de sa conception — la détresse collective devant ce 2020 en marmelade hanté par la COVID, les divisions comme par les délires sanglants de ceux qui perdent le nord avant de tuer tout ce qui bouge. Aucune autre chanson de la cuvée n’aurait pu mieux traduire le sentiment général d’inquiétude face aux bouleversements de l’époque.
L’Amérique pleure méritait bien son trophée et son succès fulgurant au long de l’année, elle qui aura même inspiré une chorégraphie de danse en ligne. Les Québécois y avaient trouvé écho à leurs affres profondes, comme quoi ce ne sont pas toujours les ballades les plus « hop la vie ! » qui séduisent le grand public, mais parfois celles qui leur parlent à l’esprit et au coeur avec des mots de vérité.
« Le monde est rendu fou / C’est si triste que des fois quand je rentre à la maison / Pis que j’parke mon vieux camion / J’vois toute l’Amérique qui pleure / Dans mon rétroviseur », chantent nos Cowboys dans ce blues poignant. Un camionneur y suit sa route entre la Floride et Montmagny en regardant les conducteurs s’agiter en tous sens et klaxonner tandis que la misère, la mort, l’indifférence et les inégalités défilent au dehors.
« À la télé, un aut’malade vient de déclencher une fusillade. » De quoi greffer sans relâche sur ces couplets de nouvelles catastrophes d’ici et d’ailleurs : les assassinats islamistes en France et en Autriche, la fureur de Donald Trump en appel à toutes les contestations du vote dans son pays scindé comme une orange à presser. Aussi dans le beau décor hors du temps de ce vieux Québec et de son château Frontenac, une image, laissée à nos imaginations vives : ce déséquilibré vêtu en costume médiéval, tuant et blessant des passants au hasard avec son sabre japonais. Un film d’horreur à l’Halloween. Mais en vrai. Les zombies sanguinolents défilant dans les rues pouvaient se rhabiller dans la capitale nationale cette nuit-là. La réalité éclipsait les plus macabres des mascarades.
Et j’ai revu en pensée une des victimes de ce carnage, François Duchesne, le directeur des communications au Musée national des beaux-arts du Québec, si courtois, aimable et allumé. Il m’a semblé que le héros de la chanson des Cowboys devait, de son camion, le regarder s’affaisser, comme cette Suzanne Clermont, rieuse et adorable, selon tous ses proches.
Tous des camionneurs
« Le monde est rendu fou. » Tu parles ! Et pas juste ceux qui souffrent de maladie mentale et réclament des soins et des mesures de prévention ; leurs besoins criants reconnus bien tard. Les autres aussi. Car tant de personnes se radicalisent, sinon dans leurs s estes violents, du moins à coups d’opinions tranchées et d’invectives à pleins médias sociaux. Les esprits s’échauffent et les frustrations pandémiques exacerbent les tensions entre les camps. « Le monde est rendu fou » si chacun n’y est plus capable de discuter sans vouloir arracher la tête de celui qui pense différemment de lui.
On est tous des camionneurs aux questions plein la tête, qui voient l’Amérique et la planète entière chanceler sous trop d’assauts intérieurs et extérieurs.
« La question qu’j’me pose tout le temps : / Mais que feront nos enfants / Quand il ne restera rien / Que des ruines et la faim ? » se demande le chauffeur philosophe de la chanson. Et la force de L’Amérique pleure repose aussi sur la remise en question du narrateur roulant. Il ne se contente pas de dénoncer les horreurs perçues aux alentours, mais interroge de concert sa propre dérive de gars jonglant sur tout ce qu’il a manqué lui-même, assis dans son vieux camion. « Moi, je traîne dans ma remorque / Tous les excès d’mon époque », entonne-t-il.
Alors, devant cette ébouriffante soirée d’élections aux États-Unis mardi, elle semblait pleurer encore plus fort cette Amérique-là, si profondément fracturée. Les deux camps s’y regardaient déjà en chiens de faïence. On voit d’ici les corps à corps de ces voisins-là à deux pouces de notre nez. Tant d’affres et de combats en vue.
« Sur l’Interstate 95 / Partent en fumée tous les rêves », se désole la chanson des Cowboys Fringants. Non, l’Amérique n’a pas fini de pleurer. On lui souhaite mieux que ça. Comme on rêve qu’un règne de Joe Biden puisse apaiser quelques cauchemars des Américains et des nôtres par ricochet. L’espoir s’entête à luire. Mais on a parfois besoin de remettre en question nos dérives collectives dans un camion ou l’autre. Plutôt que de se bercer d’illusions en des jours si sombres. Les mots des Cowboys résonneront plus loin que le temps d’une chanson.