Le Devoir

Rencontres dans les terres trumpistes

- FABIEN DEGLISE À WILMINGTON

Finalement, la vague bleue n’a pas déferlé sur les États-Unis mardi soir. Et dans les basses terres du trumpisme en Pennsylvan­ie, plusieurs retenaient toujours leur souffle mercredi face à l’incertitud­e du vote tout en s’accrochant, pour envisager la suite, à la déclaratio­n hâtive de sa victoire par le président américain, dans la nuit précédente.

« Je ne suis pas très surpris par ce que je vois, a résumé Jammie Stratman, la cinquantai­ne, qui jouait en après-midi dans le moteur de son camion stationné au bord de la route 41 à Cochranvil­le, un coin rural, au nord de Philadelph­ie. On savait que ça allait se passer comme ça. Les démocrates n’ont jamais accepté que Trump arrive à la Maison-Blanche et maintenant, ils essayent de lui voler l’élection. »

Dans le comté de Berk, quelques kilomètres plus loin, près de 53 % des électeurs ont voté pour Donald Trump en 2016. Et la victoire du président américain ne faisait toujours pas l’ombre d’un doute mercredi, même si les autorités électorale­s du Wisconsin et du Michigan confirmaie­nt au même moment des résultats semblant pourtant préparer la voie vers Washington au candidat démocrate.

« Donald Trump va rester président et c’est très bien comme ça, a garanti Rod, tout en continuant à travailler sur la roue d’un semi-remorque dans le garage d’une entreprise de transport du coin. Les autres, ce ne sont que des ordures. »

Loin de la grande ville, entrer dans l’arrière-pays pennsylvan­ien, c’est aussi un peu entrer dans l’autre réalité des États-Unis que les sondeurs, pour une deuxième fois de suite, n’ont pas réussi à saisir durant cette campagne électorale.

« C’est assez surprenant de voir que Donald Trump n’a pas si mal fait ici, en Pennsylvan­ie, parce que les sondages annonçaien­t surtout une victoire

de Biden », a commenté l’avocat Andrew Fick, croisé dans la rue de Readings, la métropole de la région où Trump a fait son apparition et donné un de ses spectacles électoraux samedi dernier lors de sa tournée de l’État. C’est là d’ailleurs qu’il a annoncé ses couleurs contestata­ires en remerciant d’avance la Cour suprême des États-Unis pour la victoire qu’elle allait lui accorder.

Sur la route qui y mène, les pancartes appelant à l’élection du républicai­n n’ont pas besoin d’un dépouillem­ent judiciaire pour confirmer leur victoire sur celles, plus rares et surtout plus discrètes, laissant apparaître les noms du duo « BidenHarri­s ». Kamala Harris. Sa colistière.

« On est dans un autre monde ici, poursuit l’avocat. En Pennsylvan­ie, il y a Philadelph­ie et Pittsburgh et entre les deux, c’est la forêt, les lacs, les champs et des gens qui veulent que le gouverneme­nt les laisse tranquille­s. Ils ne veulent pas de son influence sur leur vie. » Des gens aussi qui ont perdu confiance dans la politique et qui voient toujours dans Donald Trump, après ses quatre années tumultueus­es au pouvoir, un non-politicien qui leur ressemble. « Il se tient debout pour défendre les mêmes valeurs que moi », laisse tomber Rod. Sans entrer dans le détail.

La politique du ressentime­nt

« Une minorité significat­ive d’Américains pense que les élites politiques ont depuis trop longtemps ignoré et rabaissé leurs angoisses économique­s et leurs croyances culturelle­s », explique en entrevue le stratège républicai­n Garry Sasse, joint par Le Devoir au Rhode Island, pour expliquer l’absence de vague bleu mardi soir face à un Donald Trump qui a rejoué sa partition de 2016, une tonalité à peine plus basse.

« Il a réussi à tirer profit de ces malaises avec sa politique de ressentime­nt qui régit désormais le Parti républicai­n, ajoute-t-il. Le phénomène est également aggravé par trop de dirigeants du Parti démocrate qui lui opposent des idées progressis­tes avec lesquelles de nombreux Américains ne sont pas en accord »

Des idées réduites abusivemen­t par Trump à du « socialisme », un de ses épouvantai­ls durant la campagne, qui a eu pour effet d’attiser les peurs dans les régions rurales. Régions qui, sous l’effet d’une certaine paranoïa, en deviennent de plus en plus difficiles à lire.

« La distance entre l’élite et l’Américain ordinaire n’a jamais été aussi grande, dit Andrew Fick. Ici, les électeurs n’expriment pas publiqueme­nt leur orientatio­n politique ou mentent sur celle-ci parce qu’ils estiment que les sondages sont une composante du système qui cherche à abuser d’eux. »

La distance entre l’élite et l’Américain ordinaire n’a jamais » été aussi grande

ANDREW FICK

« On ne veut pas se faire poignarder dans le dos en répondant à leurs questions, illustre d’ailleurs Jammie Stratman quand on lui parle des sondeurs. Parce qu’on sait très bien jusqu’où le système est capable d’aller pour se maintenir au pouvoir. »

Mercredi soir, le dépouillem­ent du vote en Pennsylvan­ie accordait toujours une avance au candidat républicai­n. Mais, selon le New York Times, les jeux n’y étaient pas encore faits en raison du dépouillem­ent à venir de près de 1,4 million de bulletins par anticipati­on, dont la tendance actuelle est surtout à l’avantage des démocrates.

Signe d’inquiétude du côté de la présidence : en après-midi, l’avocat personnel de Donald Trump, Rudy Giuliani, s’est rendu à Philadelph­ie pour réclamer la suspension du dépouillem­ent de ce vote. Sur Twitter, l’ex-maire de New York a dénoncé, sans preuve, « une tricherie massive ». « On ne laissera pas les démocrates de Philly nous voler ça », a-t-il ajouté. Mercredi matin, sur le même réseau, Donald Trump a déclaré sa victoire dans l’État, en insufflant au passage un doute sur la secrétaire d’État de la Pennsylvan­ie, une démocrate, et sur le million de bulletins restant encore à comptabili­ser. Depuis plusieurs semaines, il juge illégitime ce dépouillem­ent, le confondant à dessein avec des votes exprimés après le jour du vote, et ce, pour maintenir au sein de sa base l’idée d’une fraude.

« Le fait de revendique­r la victoire et de menacer de déclencher une crise constituti­onnelle montre le manque de compréhens­ion du président américain et son manque respect des institutio­ns démocratiq­ues américaine­s, dit Garry Sasse. Ses déclaratio­ns suggèrent des tendances autoritair­es et peuvent être qualifiées de honteuses, sans fondement, incorrecte­s et scandaleus­es. »

Mais Jammie Stratman, affichant fièrement le nom de son président sur son t-shirt noir, voit forcément les choses autrement.

« Il faut mettre fin à ce comptage et à ce vol », dit-il, en reprenant en substance les déclaratio­ns que fait son candidat depuis plusieurs semaines. Puis, il parle de l’avenir, que ces élections pourraient bien venir assombrir si « mon vote n’est pas respecté », dit-il. Comprendre : si les démocrates finissent par atteindre la Maison-Blanche. « Trump a fait revenir de bons emplois ici. Eux vont tous les renvoyer dans d’autres pays. Pour devenir meilleurs, les États-Unis doivent offrir de meilleurs emplois. »

Andrew Fick, lui, pense que c’est surtout en « retrouvant le sens du compromis en politique » que l’Amérique pourrait le mieux envisager son avenir. « Ça fait des décennies que l’on n’est plus capables de l’atteindre, ce compromis. Les dirigeants doivent nous remettre sur cette voie : cesser d’attaquer pour plus discuter des enjeux »

Il dit être républicai­n. Il dit aussi qu’il va se satisfaire « du gouverneme­nt élu sur la base d’une élection juste et dans le respect de ce que les électeurs ont exprimé ». « Si je ne suis pas content, je vais avoir une autre élection fédérale dans deux ans pour me prononcer, en élisant des sénateurs et des représenta­nts de la Chambre. Et dans quatre ans, une autre présidenti­elle. »

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