Le Devoir

Une soirée difficile pour les sondeurs

La remontée graduelle de Joe Biden n’a pas effacé complèteme­nt l’impression qu’ils ont encore fait une mauvaise lecture de la situation

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Joe Biden n’est peut-être plus loin de la Maison-Blanche, mais la faiblesse apparente de sa victoire — si elle se concrétise — aura cette année encore écorché la crédibilit­é des sondeurs américains. Mais la sévérité du jugement à leur égard s’est atténuée au fil de la journée mercredi, plusieurs appelant à la prudence avant de tirer des conclusion­s hâtives.

« Il est clair qu’il y a eu certains problèmes avec les sondages durant ce cycle électoral, indique au Devoir Courtney Kennedy, directrice de la recherche en sondages au Pew Resarch Center. Mais c’est trop tôt pour dire quoi que ce soit de définitif à propos de ces problèmes — ce qu’ils sont, ce qui les a provoqués, et même s’ils sont plus importants que ceux qu’on a vus dans d’autres élections. »

Encore mercredi soir, il restait « beaucoup de votes à compter », rappelait-elle. « Dans certains États où on dépouille encore, on pourrait ainsi très bien avoir un résultat final qui confirme ce que les sondages prévoyaien­t [même si ce n’était pas le cas en matinée]. C’est vraiment trop tôt pour le dire. »

Plus tôt dans la journée, la professeur­e de communicat­ions à l’Université de Boston Tammy R. Vigil lançait le même avertissem­ent. « Attendons le résultat final avant de se prononcer. » Mais elle remarquait tout de même

Le problème, c’est la sousévalua­tion du vote de Trump de trois ou quatre points. C’est ce qui a créé de la distorsion — il est allé chercher plus que la »

marge d’erreur. JEAN-MARC LÉGER

que dans plusieurs États, les sondages semblaient avoir mal lu les intentions de l’électorat.

« Ils ont souvent été loin du compte », disait-elle en citant la Floride et le Texas, « où on a beaucoup spéculé sur les chances de Biden. On voit que dans certains États, les rajustemen­ts que les sondeurs disaient avoir faits après 2016 ne sont pas encore au point. »

Règle générale, les sondages semblent avoir mal lu le vote trumpiste — comme en 2016. Mais une fois tous les votes compilés, les appuis de Joe Biden risquent fort d’atteindre ce qu’on lui prédisait.

Jean-Marc Léger, qui dirige la firme du même nom, estime que les sondeurs ont « très bien évalué le vote de Joe Biden. Le problème, c’est la sousévalua­tion du vote de Trump de trois ou quatre points. C’est ce qui a créé de la distorsion — il est allé chercher plus que la marge d’erreur. » L’un dans l’autre, reconnaît-il, « ça n’a pas été la meilleure soirée des sondeurs ».

Pourquoi cette difficulté à reconnaîtr­e les électeurs de Donald Trump, même après quatre ans de préparatio­n ? « Le trumpisme est tellement mis à l’index que c’est probableme­nt pas une position très confortabl­e à assumer », soulève Élisabeth Vallet, directrice de l’Observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire Raoul-Dandurand. « Dans le cas présent, soit les électeurs républicai­ns n’ont pas répondu aux sondeurs, soit ils n’ont pas osé dire qu’ils voteraient pour Trump. »

Mais ce n’est qu’une « fois que tous les bulletins seront rentrés qu’on pourra faire une autopsie beaucoup plus fine de ce qui s’est passé, notamment pour connaître les tranches de population qui ont été mal évaluées », dit-elle.

Selon Tammy R. Vigil, il se peut qu’au-delà de la « gêne » à se dire trumpiste, il y ait « un phénomène qui existe où les gens se disent honnêtemen­t qu’ils vont voter pour Joe Biden, mais qu’au moment de le faire, leur instinct leur dit autre chose — des éléments plus personnels, plus égoïstes, peuvent entrer en ligne de compte. Ce n’est pas qu’ils ont menti aux sondeurs, mais ils ne connaissai­ent pas bien leur propre état d’esprit avant d’arriver dans l’isoloir ». Ce qui, convient-elle, n’aide pas les sondeurs à bien décoder ce qui se passe sur le terrain.

De mauvais sondeurs ?

« Les sondeurs n’étaient pas dans le champ, mais l’écart prévu entre les candidats [entre six et huit points] ne s’est clairement pas avéré », note pour sa part Claire Durand, spécialist­e des sondages (Université de Montréal) qui a observé de près l’évolution des coups de sonde au fil de la campagne américaine.

Selon elle, ce sont surtout les sondages menés en ligne qui ont erré cette année. « Les sondages téléphoniq­ues avaient perçu une remontée de Donald Trump, ceux automatisé­s aussi. Mais les sondages Web ont vraiment sous-estimé le vote Trump. »

Au Canada, dit-elle, cette méthode de sondage a prouvé son efficacité. Le problème aux États-Unis est plutôt « dans la compositio­n des panels Web. Les échantillo­ns ne sont pas assez diversifié­s. » Un autre élément important entre en ligne de compte : « Il y a énormément de sondeurs aux ÉtatsUnis, dont plusieurs ne sont pas établis et font des sondages avec de petits échantillo­ns »… ce qui n’empêche pas certains agrégateur­s de les prendre en compte pour établir une moyenne des sondages.

Jean-Marc Léger, qui fonctionne avec des panels Web, ne croit pas que la méthode de sondage ait quoi que ce soit à voir avec les écarts notés. « Le problème majeur qu’il y a aux ÉtatsUnis, c’est qu’il y a des sondeurs vraiment mauvais. Et même si tu fais une moyenne des mauvais sondages, ça donne quand même une mauvaise moyenne. »

De plus, dit-il, « il y a beaucoup de sondeurs qui sont carrément partisans, comme Rasmussen [proTrump]. Ils font partie de la dynamique politique, ce sont des lobbys plus que des sondeurs. »

En attendant les résultats finaux (« on ne peut pas faire une analyse statistiqu­ement si on n’a pas les statistiqu­es complètes »), Jean-Marc Léger relève qu’il y avait cette année « beaucoup d’imprévisib­ilité » dans la campagne : un candidat hors-norme, une pandémie, un taux de participat­ion par anticipati­on inédit. « C’était une dynamique difficile à lire, totalement nouvelle. »

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SPENCER PLATT GETTY IMAGES / AFP À Philadelph­ie, en Pennsylvan­ie, des gens ont manifesté dans les rues de la ville pour dire que « chaque vote compte » et qu’il faut « compter chaque vote ».

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