Le Devoir

L’expériment­ation multicultu­raliste

- ROBERT DUTRISAC

La semaine dernière, après avoir atermoyé pendant 12 jours, Justin Trudeau a finalement réagi à la décapitati­on par un islamiste radical de l’enseignant français Samuel Paty, qui avait montré à ses élèves des caricature­s de Mahomet. Le premier ministre a dénoncé cet attentat terroriste tout en plaidant pour qu’on abaisse les tensions. « On ne doit pas avoir d’autres tisons pour accroître les flammes », a-t-il dit. Il s’engageait à parler à différents leaders, dont « des leaders dans la communauté musulmane ici au Canada pour comprendre leurs inquiétude­s, leurs préoccupat­ions ».

On pouvait y voir une critique à peine voilée d’Emmanuel Macron, qui s’est engagé à combattre le « séparatism­e islamique » en France, tout en déplorant « la crise de l’Islam », un combat qui lui vaut les foudres de nombreux pays à majorité musulmane. « Nous ne céderons rien », a dit le président français, refusant que la liberté recule devant les menaces terroriste­s.

Le premier ministre canadien en a rajouté une couche. Interrogé sur ce droit de dessiner Mahomet, il a affirmé que la liberté d’expression avait des limites et qu’elle devait s’exercer dans « le respect des autres » et dans le souci « de ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ». Il recevait l’appui sans équivoque du chef du Nouveau Parti démocratiq­ue, Jagmeet Singh.

Or, mardi, Justin Trudeau a fait volte-face en reconnaiss­ant que « nos journalist­es, nos artistes ont un rôle dans la société de nous confronter et nous devons les laisser libres de faire leur travail ».

Pourtant, sa conception du respect, voire de la bienséance, qui doit limiter la liberté d’expression est parfaiteme­nt compatible avec la position qu’il avait adoptée au sujet de la liberté d’enseigneme­nt et de ces professeur­es sanctionné­es pour avoir utilisé, à des fins pédagogiqu­es, un mot qui blesse des étudiants noirs.

La liberté d’expression et d’opinion est un droit fondamenta­l de nos sociétés démocratiq­ues, un droit qui existait bien avant l’adoption de nos chartes des droits et libertés. Le droit canadien est clair : en dehors des propos haineux, des appels à la violence, de la diffamatio­n qui cause un dommage et du harcèlemen­t, la liberté d’expression est entière. La parole peut ne pas être vraie ou vertueuse ; elle peut blesser. La même chose peut être dite de la liberté d’enseigneme­nt, tout aussi fondamenta­le, qui est aussi celle de connaître, d’explorer, de critiquer.

Justin Trudeau peut prêcher la vertu multicultu­relle si cela lui chante, mais il ne peut mettre en doute des libertés fondamenta­les auxquelles tient la grande majorité des Québécois. Et pour ce qui est de les représente­r sur la scène internatio­nale, on repassera. Il n’avait pas à prendre de haut le président français qui défend les valeurs de la République face à l’islam radical.

Le premier ministre François Legault a remis les pendules à l’heure : il a exprimé son appui indéfectib­le à Emmanuel Macron et à la France. Il s’est en pris à « certains dirigeants politiques qui craignent le terrorisme et qui, devant le chantage de certains groupes religieux radicaux, sont prêts à faire des accommodem­ents qui ne sont pas raisonnabl­es ». La nation québécoise a des valeurs et elle entend les défendre : la liberté d’expression, la laïcité, la langue française, a-t-il dit.

Deux conception­s s’opposent. Justin Trudeau n’a que le mot « communauté » à la bouche. Il parle de la communauté noire ou de la communauté musulmane comme s’il s’agissait de blocs monolithiq­ues d’individus composant un « État post-national » — c’est son expression — devenu un assemblage multicultu­rel de communauté­s. Le Canada est d’ailleurs le seul pays où le multicultu­ralisme est inscrit dans sa constituti­on.

Dans cette optique, le peuple québécois n’est plus qu’un groupe ethnique parmi d’autres au Canada, les « Quebs », comme disent les jeunes anglophone­s du West-Island.

L’autre conception, c’est celle d’une nation québécoise qui tente de poursuivre son aventure en français avec tous ceux qui s’y joignent dans une perspectiv­e universali­ste et démocratiq­ue.

Depuis l’élection des libéraux, le Canada a haussé à 250 000, puis à 300 000, puis, récemment, à 400 000 le nombre d’immigrants qu’il entend accueillir chaque année. Impossible pour le Québec de maintenir ce rythme : il lui faudrait accueillir 90 000 nouveaux arrivants par an, presque le double du niveau actuel. Dictée par Ottawa, cette réduction du poids politique de la nation québécoise au sein de la fédération n’a jamais fait l’objet d’un débat public. Pour certains, Justin Trudeau et l’élite torontoise qui le soutient sont engagés dans une expériment­ation sociale inédite, une « a-nationalis­ation », pour ainsi dire, dont il faut discuter.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada