L’expérimentation multiculturaliste
La semaine dernière, après avoir atermoyé pendant 12 jours, Justin Trudeau a finalement réagi à la décapitation par un islamiste radical de l’enseignant français Samuel Paty, qui avait montré à ses élèves des caricatures de Mahomet. Le premier ministre a dénoncé cet attentat terroriste tout en plaidant pour qu’on abaisse les tensions. « On ne doit pas avoir d’autres tisons pour accroître les flammes », a-t-il dit. Il s’engageait à parler à différents leaders, dont « des leaders dans la communauté musulmane ici au Canada pour comprendre leurs inquiétudes, leurs préoccupations ».
On pouvait y voir une critique à peine voilée d’Emmanuel Macron, qui s’est engagé à combattre le « séparatisme islamique » en France, tout en déplorant « la crise de l’Islam », un combat qui lui vaut les foudres de nombreux pays à majorité musulmane. « Nous ne céderons rien », a dit le président français, refusant que la liberté recule devant les menaces terroristes.
Le premier ministre canadien en a rajouté une couche. Interrogé sur ce droit de dessiner Mahomet, il a affirmé que la liberté d’expression avait des limites et qu’elle devait s’exercer dans « le respect des autres » et dans le souci « de ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ». Il recevait l’appui sans équivoque du chef du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh.
Or, mardi, Justin Trudeau a fait volte-face en reconnaissant que « nos journalistes, nos artistes ont un rôle dans la société de nous confronter et nous devons les laisser libres de faire leur travail ».
Pourtant, sa conception du respect, voire de la bienséance, qui doit limiter la liberté d’expression est parfaitement compatible avec la position qu’il avait adoptée au sujet de la liberté d’enseignement et de ces professeures sanctionnées pour avoir utilisé, à des fins pédagogiques, un mot qui blesse des étudiants noirs.
La liberté d’expression et d’opinion est un droit fondamental de nos sociétés démocratiques, un droit qui existait bien avant l’adoption de nos chartes des droits et libertés. Le droit canadien est clair : en dehors des propos haineux, des appels à la violence, de la diffamation qui cause un dommage et du harcèlement, la liberté d’expression est entière. La parole peut ne pas être vraie ou vertueuse ; elle peut blesser. La même chose peut être dite de la liberté d’enseignement, tout aussi fondamentale, qui est aussi celle de connaître, d’explorer, de critiquer.
Justin Trudeau peut prêcher la vertu multiculturelle si cela lui chante, mais il ne peut mettre en doute des libertés fondamentales auxquelles tient la grande majorité des Québécois. Et pour ce qui est de les représenter sur la scène internationale, on repassera. Il n’avait pas à prendre de haut le président français qui défend les valeurs de la République face à l’islam radical.
Le premier ministre François Legault a remis les pendules à l’heure : il a exprimé son appui indéfectible à Emmanuel Macron et à la France. Il s’est en pris à « certains dirigeants politiques qui craignent le terrorisme et qui, devant le chantage de certains groupes religieux radicaux, sont prêts à faire des accommodements qui ne sont pas raisonnables ». La nation québécoise a des valeurs et elle entend les défendre : la liberté d’expression, la laïcité, la langue française, a-t-il dit.
Deux conceptions s’opposent. Justin Trudeau n’a que le mot « communauté » à la bouche. Il parle de la communauté noire ou de la communauté musulmane comme s’il s’agissait de blocs monolithiques d’individus composant un « État post-national » — c’est son expression — devenu un assemblage multiculturel de communautés. Le Canada est d’ailleurs le seul pays où le multiculturalisme est inscrit dans sa constitution.
Dans cette optique, le peuple québécois n’est plus qu’un groupe ethnique parmi d’autres au Canada, les « Quebs », comme disent les jeunes anglophones du West-Island.
L’autre conception, c’est celle d’une nation québécoise qui tente de poursuivre son aventure en français avec tous ceux qui s’y joignent dans une perspective universaliste et démocratique.
Depuis l’élection des libéraux, le Canada a haussé à 250 000, puis à 300 000, puis, récemment, à 400 000 le nombre d’immigrants qu’il entend accueillir chaque année. Impossible pour le Québec de maintenir ce rythme : il lui faudrait accueillir 90 000 nouveaux arrivants par an, presque le double du niveau actuel. Dictée par Ottawa, cette réduction du poids politique de la nation québécoise au sein de la fédération n’a jamais fait l’objet d’un débat public. Pour certains, Justin Trudeau et l’élite torontoise qui le soutient sont engagés dans une expérimentation sociale inédite, une « a-nationalisation », pour ainsi dire, dont il faut discuter.