L’Amérique blanche, encore
Il y a beaucoup de choses qu’on ignore encore au moment où ces lignes sont écrites, et qui demeureront incertaines pour les prochains jours, voire les prochaines semaines. Mais on sait que 233 000 Américains sont morts de la COVID-19 depuis le début de l’année. On sait que les populations les plus vulnérables, en particulier les communautés noires, sont surreprésentées parmi ces morts. On sait qu’en 2018, 27,5 millions d’Américains n’avaient encore aucune forme d’assurance maladie. Et que 2018, c’était avant la crise économique qui laisse une foule de nouveaux chômeurs sans protection, et sans soutien de l’État.
Selon les statistiques recueillies par l’organisme Mapping Police Violence, en date du 28 octobre, 897 Américains avaient été tués par des policiers depuis le début de l’année. On sait que le mouvement contre la brutalité policière a pris des proportions historiques cet été. On sait que les manifestants sont qualifiés de menaces à la sécurité nationale. Que la répression politique et les détentions arbitraires dans le « monde libre » se sont multipliées.
On sait que 545 des enfants séparés de leur famille à la frontière mexicano-américaine et enfermés derrière des barreaux sont encore incapables de retrouver leurs parents, expulsés sans eux. On sait que le décret du « Muslim Ban » a permis de bloquer l’entrée au pays à des milliers de personnes, en les étiquetant comme de potentiels dangers sur la base de leur foi. On sait que depuis le début de l’année, les crimes haineux envers les Américains d’origine asiatique se multiplient, sous l’impulsion d’un discours politique qui fait des Chinois les boucs émissaires d’une pandémie dont on a perdu le contrôle.
On sait que Donald J. Trump a été accusé d’avoir comploté avec la Russie pour influencer l’élection américaine de 2016, et qu’il n’a été tiré d’affaire que par un Sénat ultrapartisan. On sait que malgré son immense fortune, il n’a à peu près pas payé d’impôt au Trésor américain dans les dernières années. On sait qu’il doit une somme inquiétante à des intérêts étrangers.
On sait qu’il ment. Constamment. On sait qu’il croit à l’eugénisme. On sait qu’il méprise les journalistes et la liberté de presse. On sait qu’il méprise tout autant la démocratie, et qu’il sème à tout vent le doute sur la légitimité du processus électoral de son pays.
On sait que 26 femmes ont accusé le président américain d’inconduite sexuelle. On sait qu’il s’est dépêché de confirmer la nomination d’une juge à la Cour suprême en pleine élection, notamment pour donner à la plus haute instance juridique au pays une majorité de juges enclins à détruire le droit à l’avortement.
Surtout, on sait que malgré tout ce qu’on sait, près de la moitié des électeurs américains auront voté une deuxième fois pour Donald J. Trump. Et on sait que parmi tous les groupes qui forment le soi-disant melting-pot du pays, seule l’Amérique blanche — oui, les femmes comme les hommes — aura voté en majorité pour Donald J. Trump. Cette Amérique-là aura trouvé des motifs plus importants que tout le reste, à ses yeux. Ce qui en dit long sur son échelle de valeurs.
On le sait. Mais on ne l’accepte pas complètement. En 2016, on nous avait enivrés de platitudes sur l’aliénation économique, l’exclusion des élites et les perdants de la mondialisation. Comme si les communautés non blanches américaines ne vivaient pas elles aussi tout ça, et depuis des siècles. Comme si on pouvait passer sous silence que les femmes noires, qui connaissent certainement très bien les réalités de la marginalisation économique en Amérique, n’avaient pas voté à 94 % pour Hillary Clinton malgré son élitisme. Aux quelques voix qui parlaient malgré tout de suprématie blanche, on répondait qu’il ne fallait pas faire de cet élément une « obsession ».
Quatre ans plus tard, on a vu, entendu et enduré tout ce que l’on sait désormais. Mais on nous parle encore plus d’aliénation économique et compagnie que de cette Amérique-là, et de ses valeurs manifestes. Vraiment. On sait. Mais on refuse de savoir. Même quand c’est crié à la caméra, explicitement, sous un tonnerre d’applaudissements. On lui trouve des excuses.
On refuse de comprendre qu’il n’y a pas d’anxiété économique face à la mondialisation qui ne soit pas aussi au moins un peu, beaucoup, teintée par les mythologies populaires sur le « péril jaune » et autres « voleurs de jobs ». On ne veut pas accepter qu’en tentant de départager préoccupations économiques et « guerres culturelles », on cherche à séparer des éléments forgés ensemble dans la violence de l’histoire américaine déjà depuis des siècles.
Et on ne s’admet pas encore que la sécurité que les fameuses « femmes de banlieues » recherchent en optant pour ce mode de vie est une sécurité notamment définie par l’absence de mixité raciale et sociale, associée dans cette même culture populaire au crime, à la violence, bref, à l’invasion barbare. On ne veut pas accepter qu’il y ait toute une tradition de women power qui a toujours eu « la loi et l’ordre » comme meilleur allié, et que ce soit un courant puissant au sein des féminismes majoritaires. C’est pourtant ce sur quoi les jeunes mettent le doigt quand ils parlent de Karens. Mais c’est aussi cet instinct sur lequel Donald Trump appuie en invoquant le « chaos » démocrate.
Le résultat final de l’élection américaine changera peu de choses à tous ces faits lourds de sens, ceux que l’on voit bien comme ceux que l’on voile encore. Même si Biden était investi en janvier, aucune de ces réalités ne serait évacuée par magie.
Ce déficit d’empathie et de solidarité de cette majorité de l’Amérique blanche, son goût, ou au mieux son indifférence pour la violence et l’injustice, il faudra bien les regarder en face, en nommer les causes, en chercher les pistes de guérison. Et si ici, nous en sommes loin, alors pourquoi, bien franchement, même ici, cherche-t-on à l’excuser, à la minimiser, à la protéger ?