L’interdit de haïr les hommes
La plaquette de Pauline Harmange révèle à quel point il est tabou de même penser à le faire
Moi les hommes, je les déteste, c’est l’histoire d’un livre qui arrive à se faire haïr par son seul titre. Avant même sa sortie, la plaquette de 96 pages, premier livre de Pauline Harmange, 25 ans, a été menacée de censure pour misandrie par, et ça ne s’invente pas, un fonctionnaire français du ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, qui n’en avait visiblement pas lu une ligne. Depuis, le livre, plus léger que radical, laisse dans son sillage des accusations de propos haineux et de féminisme rageur, à coups de citations hors contexte et tronquées. Et révèle à quel point il est encore tabou, interdit même, d’imaginer un monde où on pourrait haïr les hommes.
« Si on devenait toutes misandres, on pourrait former une grande et belle sarabande, écrit Pauline Harmange. On se rendrait compte (et ce serait peut-être un peu douloureux au début) qu’on n’a vraiment pas besoin des hommes. On pourrait, je crois, libérer un pouvoir insoupçonné : celui, en planant très loin au-dessus du regard des hommes et des exigences masculines, de nous révéler à nous-mêmes ». Si Pauline Harmange se dit elle-même misandre, son livre pourtant ne l’est pas. C’est en fait un appel à recentrer l’attention des femmes ailleurs que sur les hommes, à trouver la puissance de l’entre-femmes, de la solidarité. Elle dit, essentiellement, que la sororité des femmes est toujours politique, et qu’elle est plus nécessaire que jamais. Et l’urticaire que provoque cette idée semble lui donner raison.
A-t-on peur de la misandrie ? Il a fallu tant de coups de fils passés par Le Devoir, tant de refus de spécialistes, qu’on peut déduire qu’on a peur d’en parler. L’écrivaine Martine Delvaux (Le boys club, Thelma, Louise et moi) s’est avancée. Le problème, pour elle comme pour Harmange, c’est que la misandrie, en fait, n’existe pas. Le mot a peu d’usage. Le Robert historique de la langue française rappelle qu’il a été créé en 1970, très, très tard, comme pendant
Les hommes sont des Midas d’un genre spécial : tout ce qu’ils touchent se change en merde
VALERIE SOLANAS
à « misogynie ». « La misandrie ne surgit pas ex nihilo, à partir de rien, indique Delvaux. Les seuls moments où je vois ce mot, c’est quand des journalistes et chroniqueurs de droite s’en servent pour faire taire les féministes. »
L’homme en femme manquée
Un mot comme un mécanisme de « silenciation », Pauline Harmange le dit et le sait, et c’est pourquoi elle se ressaisit du terme : « Dans l’imaginaire collectif, misandrie et misogynie sont deux faces de la même médaille, celle du sexisme. C’est la faute à l’étymologie, j’imagine : construits sur les mêmes racines, ces deux mots doivent donc recouvrir exactement les mêmes principes, n’est-ce pas ? Eh bien non, car la vie est une grande farceuse. Si la misandrie est la caractéristique de qui déteste les hommes, et la misogynie celle de qui déteste les femmes, il faut bien admettre qu’en réalité, ces deux concepts ne sont pas égaux, que ce soit en termes de dangerosité pour leurs cibles ou de moyens utilisés pour s’exprimer. […] On ne peut pas comparer misandrie et misogynie, tout simplement parce que la première n’existe qu’en réaction à la seconde. »
La misandrie ? Zéro mort, zéro blessé, dit Harmange. Alors que la misogynie fait que « dans la réalité, les femmes sont mises à mort, violées, victimes de violence conjugale, rappelle Martine Delvaux. Leur corps est mis en péril de toutes les façons possibles, aux mains des hommes. L’inverse n’est pas vrai. » La misogynie, donc, pour les deux autrices, est du sexisme ; la misandrie, une réaction. Surtout de l’autodéfense. Rarement de la vengeance.
Même dans l’imaginaire, la misandrie est peu fréquente : il n’y a que les bonnes vieilles Amazones vengeresses qui s’y soient installées confortablement. En cherchant un corpus d’oeuvre, on pose au centre, le SCUM Manifesto (1967) de Valerie Solanas, un texte comme une performance littéraire : « Le mâle est un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital. Être homme, c’est avoir quelque chose en moins, c’est avoir une sensibilité limitée. La virilité est une déficience organique, et les hommes sont des êtres affectivement infirmes ». Et encore, tant qu’à y aller : « Les hommes sont des Midas d’un genre spécial : tout ce qu’ils touchent se change en merde. »
On nommera aussi le magnifique Les Guérillères, de Monique Wittig (1969). Peut-être une part du travail d’Andrea Dworkin (Coïts, Les femmes de droite). L’anticipation y touche, dans l’utopie ou la dystopie (selon le point de vue…), comme dans L’autre moitié de l’homme, de Joanna Russ, ou dans le polar Ma soeur, serial killeuse, de Oyinkan Braithwaite. Mais alors qu’on peut faire une histoire de la misogynie fictionnalisée, très peu de femmes vont tâter de la misandrie, souligne Martine Delvaux.
La chercheuse Susanna Walters s’était demandée il y a quelques années dans le Washington Post pourquoi on ne peut pas haïr les hommes. La réponse ? Silence. « On n’est pas comme ça, alors qu’on a toutes les raisons. Et si on y accédait, si on y versait, dans la haine, imaginez la déferlante… », souffle Mme Delvaux.
Soulever ces questions sur son passage est la grande qualité de Moi les hommes, je les déteste. Et l’effet censure souhaité aura eu un joyeux effet boomerang : les toutes petites éditions du Monstrograph n’ont pas suffi à la demande, et comme pour leur précédent Au-delà de la pénétration (Martin Page, 2019), elles ont dû réfugier le titre d’Harmange chez un plus gros éditeur, après avoir épuisé en deux semaines les trois premiers tirages (2500 exemplaires). Et on ne fait depuis qu’en parler...