Les commissions scolaires anglophones défient Roberge sur la censure du mot en n
La page 241 du manuel d’histoire des élèves anglophones de quatrième secondaire de Montréal comporte désormais certains mots cachés par un autocollant ou par du liquide correcteur. Les commissions scolaires anglophones ont masqué le passage du livre faisant référence au mot en n, malgré la sortie du ministre de l’Éducation contre la censure du matériel pédagogique.
La majorité des enseignants des écoles secondaires anglaises de l’île ont remis au cours des derniers jours leurs copies du manuel scolaire à leur direction d’école, qui s’est chargée de cacher le mot honni. Mais certains profs, opposés à cette forme de censure, ont attendu que des représentants de la direction viennent eux-mêmes ramasser les livres en classe.
« Quand j’ai ouvert la page 241, j’ai eu une réaction émotive. Je me suis dit : “Ils l’ont fait. Ils ont censuré un manuel d’histoire du Québec et du Canada” », raconte un membre du corps professoral d’une école anglaise.
« J’ai une collègue qui s’est mise à pleurer quand elle a vu ça. C’est bouleversant. On ne sait plus ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire dans notre propre classe, même en travaillant avec le matériel approuvé par le ministère de l’Éducation », ajoute cette personne.
Tous les membres du personnel qui ont parlé au Devoir ont demandé à préserver leur anonymat par crainte de représailles de leur employeur.
Les deux commissions scolaires anglophones de l’île ont masqué les références à l’essai Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, parce que le mot en n comporte une violente charge émotive pour la communauté noire. L’appartenance de l’auteur au Front de libération du Québec (FLQ), un groupe qualifié de « terroriste » pour ses attaques à l’explosif et pour la mort de Pierre Laporte, soulève aussi l’émoi dans la communauté anglophone.
Le président de la commission scolaire Lester-B.-Pearson, Noel Burke, est allé plus loin : il a affirmé au quotidien The Gazette que la thèse de Vallières (faisant un parallèle entre le sort des Afro-Américains et celui des francophones du Québec) est inappropriée, parce qu’elle « ignore complètement des centaines d’années d’histoire et d’esclavagisme qui ont probablement encore un effet sur la communauté noire ».
Un moment marquant
Des enseignants n’ont pas digéré cette déclaration du président de la commission scolaire anglophone. Pour eux, il est tout à fait pertinent d’enseigner l’ouvrage de Vallières, écrit en prison en 1968.
« Le livre de Vallières est tellement important que le ministère de l’Éducation l’a inclus dans un manuel d’histoire. Ce n’est pas un commissaire scolaire qui va me dire comment enseigner l’histoire », dit un autre membre de la profession enseignante.
Si les dirigeants scolaires cherchaient à ce que les écoles passent sous silence cet essai annonciateur de la Crise d’octobre 1970, c’est raté. Des enseignants confient qu’ils ont discuté abondamment — et sans nécessairement mentionner le mot honni — avec leurs élèves de cet épisode de l’histoire du Québec, survenu il y a un demi-siècle. D’autres ont lancé une discussion sur la censure en éducation.
Tensions linguistiques
Le geste des commissions scolaires anglaises survient à un moment de grande tension entre le gouvernement Legault et les anglophones du Québec, rappelle Jean Bernatchez, professeur en administration et politique scolaires à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR).
La communauté anglophone se bat devant les tribunaux contre la Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit aux enseignants de porter un signe religieux, ainsi que contre la transformation des commissions scolaires. Le ministre Jean-François Roberge a aussi forcé les commissions scolaires anglophones de Montréal à céder des écoles qui étaient à moitié remplies pour loger des élèves francophones.
« Les anglophones ont une volonté de résistance contre un ministre et contre un gouvernement qui leur ont proposé des choses avec lesquelles ils étaient totalement en désaccord », dit Jean Bernatchez. La censure du mot en n contre l’avis du gouvernement fait partie des gestes de la communauté anglaise visant à affirmer son autonomie, estime le professeur.
Le projet de loi 40 sur l’abolition des élus scolaires a créé deux modes de gouvernance — un pour les francophones, l’autre pour les anglophones —, de sorte « qu’il existe un espace pour cette joute politique », explique le politologue de l’éducation. Les commissions scolaires anglophones et le ministre Roberge n’ont pas donné suite à des offres d’entrevue du Devoir.
Avec la réforme de la gouvernance scolaire, il devient inimaginable pour un centre de services scolaire francophone de défier de la sorte le gouvernement, note Jean Bernatchez. L’ancienne Commission scolaire de Montréal avait l’habitude de tenir tête au gouvernement, mais cette époque est révolue.