Le Devoir

Vers des relations canado-américaine­s plus cordiales

Un changement de ton est à prévoir si Biden remporte l’élection, bien que les accrochage­s commerciau­x, environnem­entaux et militaires risquent de perdurer, estiment des experts

- HÉLÈNE BUZZETTI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

L’élection probable du démocrate Joe Biden à la Maison-Blanche permet d’entrevoir des relations plus cordiales et prévisible­s entre Ottawa et Washington. Mais de l’avis des observateu­rs de la scène internatio­nale, elle ne garantit pas pour autant l’aplanissem­ent de tous les différends. Les accrochage­s de nature économique, environnem­entale et militaire sont encore à prévoir entre le Canada et les ÉtatsUnis, changement de régime ou pas.

« Joe le Sourire sera pas mal différent de Donald l’intempesti­f. » Professeur de science politique et fondateur de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiqu­es et diplomatiq­ues, Charles-Philippe David résume ainsi ce qu’à peu près tous les experts prédisent : cette élection américaine apportera d’abord un changement de ton plus que bienvenu dans les relations entre les deux pays. Certes, une bonne entente entre deux leaders ne fait pas disparaîtr­e tous les irritants, mais l’inverse, elle, garantit bien des frictions. « Quand, en haut, ça ne va pas bien, en bas, c’est difficile », illustre M. David.

Stéphane Roussel, professeur en relations internatio­nales à l’ENAP de Montréal, abonde. « Une chose que ça peut changer, c’est que Justin Trudeau sera capable de prendre le téléphone et d’appeler le président s’il y a un problème, comme ça se fait habituelle­ment. » Et comme cela ne se faisait plus depuis quatre ans. M. Roussel pense que Joe Biden renouera avec la tradition voulant qu’un nouveau président américain choisisse le Canada comme destinatio­n de sa première visite à l’étranger. Donald Trump avait plutôt opté pour l’Arabie saoudite en 2017 et George W. Bush, pour le Mexique en 2001. M. Trump n’a jamais effectué de visite d’État pendant son mandat : il est seulement venu dans Charlevoix pour le sommet du G7 en 2018.

Ancien ambassadeu­r du Canada à Washington de 1994 à 2000, Raymond Chrétien rappelle à cet égard que les liens unissant Joe Biden au Canada l’amèneront à faire attention à son voisin du Nord. « C’est un homme qui connaît bien le Canada, rappelle-t-il. Il y venait avec sa première épouse dont la famille était originaire de Toronto. Il est venu souvent au Canada, sa colistière a grandi à Montréal. »

Au-delà de ces considérat­ions relationne­lles, M. Chrétien croit que le plus grand gain pour le Canada d’une victoire Biden sera le retour des ÉtatsUnis

Une chose que ça peut changer, c’est que Justin Trudeau sera capable de prendre le téléphone et d’appeler le président s’il y a un problème, comme ça se fait habituelle­ment STÉPHANE ROUSSEL

au multilatér­alisme. Il prédit que M. Biden impliquera à nouveau son pays dans l’Organisati­on mondiale du commerce et l’Organisati­on mondiale de la santé et le fera peut-être même réintégrer l’Accord de partenaria­t transpacif­ique, cette entente de libreéchan­ge dont fait partie le Canada et que Donald Trump avait abandonnée à son arrivée au pouvoir.

« Ça va nous aider, pense M. Chrétien. L’influence du Canada dans le monde dépend en grande partie de notre participat­ion active, financière et en personnel dans les grandes organisati­ons. Si elles sont affaiblies, le rôle et l’influence du Canada sont aussi affaiblis. Ce sera le gros plus de l’élection de M. Biden. »

Protection­nisme en vue

Tout ne s’annonce pas rose pour autant. D’abord, note Raymond Chrétien, « le Sénat reste aux mains des républicai­ns, ce qui signifie que M. Biden aura les mains liées pour les deux prochaines années ». Donald Cucciolett­a, chercheur à la Chaire Raoul-Dandurand, pense de même. Il ajoute que la Cour suprême penchera désormais résolument à droite avec l’arrivée d’Amy Coney Barrett. Sans compter que les nomination­s de M. Trump dans le système ont persillé celui-ci de sa pensée. « Il laisse en place des gens qui pousseront une idéologie qui ne changera pas, elle. […] M. Biden aura de la misère à gouverner. »

Mais surtout, les points d’achoppemen­t possibles demeurent nombreux. Ils seront d’abord commerciau­x. Tous s’entendent pour dire que Joe Biden, en démocrate fidèle, sera protection­niste, peut-être même plus que ne l’a été Donald Trump. Rappelant que M. Biden a promis un vaste programme d’infrastruc­ture pour relancer l’économie, Raymond Chrétien prédit que cela s’accompagne­ra de mesures pour garantir que les contrats sont décrochés par des Américains. « Il risque d’avoir des mesures pour empêcher nos sociétés de faire des soumission­s sur des contrats publics. Un gros “Buy American”. »

M. Chrétien n’est pas non plus convaincu que la menace de tarifs sur l’acier et l’aluminium canadiens disparaîtr­a. « Biden n’a pas dit qu’il les lèverait. » Là-dessus, le professeur Roussel n’est pas du même avis. « Je m’attends à ce que ce conflit, qui a pris une allure symbolique sous Trump, n’ait plus cette importance pour Joe Biden. On cessera d’avoir toujours cette épée de Damoclès. »

Les deux hommes s’entendent cependant sur une chose : Joe Biden ou Donald Trump, ce sera du pareil au même pour le sempiterne­l enjeu du bois d’oeuvre. Le désaccord américain envers les pratiques forestière­s canadienne­s transcende les lignes de parti aux États-Unis, disent-ils.

Militaire

Autre élément qui ne devrait pas changer sous Joe Biden : les remontranc­es des États-Unis envers le Canada pour son trop maigre budget de défense. Celles-ci se feront peut-être seulement un peu moins en public. « Ce n’était vraiment pas propre au gouverneme­nt Trump, explique Stéphane Roussel. Les gouverneme­nts américains s’arrachent les cheveux de la tête pour trouver un truc pour convaincre les dirigeants canadiens d’augmenter leurs dépenses militaires. Et le Canada est excellent à jouer l’anguille pour donner juste ce qu’il faut pour calmer pour l’instant. » Le professeur relate que l’ambassadeu­r de George W. Bush au Canada, Paul Cellucci, avait écrit dans ses mémoires avoir reçu une seule instructio­n de Washington lors de son affectatio­n : faire augmenter le budget canadien de la défense !

Allié environnem­ental ?

En matière environnem­entale, Joe Biden pourrait devenir un allié de Justin Trudeau et du Canada. D’abord, sa promesse de combattre plus fermement les changement­s climatique­s constituer­a un argument de taille pour le premier ministre, pense Pierre-Olivier Pineau, professeur titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC de Montréal. « Il y a beaucoup de provinces qui disaient qu’étant donné que les États-Unis ne font rien, pourquoi nous on ferait des choses. Là, les États-Unis ne vont plus rien faire. Ça permettra à Justin Trudeau de rallier un peu plus les provinces. »

De même, note M. Pineau, la Bourse du carbone du Québec à laquelle prend part la Californie ne sera plus inquiétée. Donald Trump en contestait la légitimité devant les tribunaux. M. Pineau prédit que l’appel logé en ce sens sera abandonné.

Toutefois, le projet d’agrandisse­ment du pipeline Keystone XL pourrait jeter une ombre au tableau. Officielle­ment, M. Trudeau endosse cet ouvrage, mais il n’a pas eu à en faire la promotion puisque Donald Trump était d’accord aussi. Comme Joe Biden a promis de stopper le projet, cela pourrait forcer le premier ministre à faire des représenta­tions publiques susceptibl­es de lui attirer des critiques au Québec.

M. Pineau pense cependant que c’est une promesse que le nouveau président est susceptibl­e d’abandonner : les pipelines, dit-il, ne font pas en soi augmenter la consommati­on de pétrole et il ne voudra pas « gaspiller de capital politique là-dessus ». Stéphane Roussel n’est pas d’accord. Il prédit qu’au contraire, Biden exécutera d’autant plus sa promesse de suspendre les permis présidenti­els que le projet risque de ne pas aller de l’avant pour des raisons de viabilité financière. « On fait passer la nécessité pour de la vertu. »

Mystère chinois

Reste enfin à savoir si, sous un gouverneme­nt Biden, les États-Unis se porteront davantage à la défense du Canada auprès de la Chine. Joe Biden réclamera-t-il haut et fort la libération des deux Canadiens emprisonné­s en guise de représaill­es parce que le Canada a donné suite à la demande américaine d’extraditio­n de Meng Wanzhou ? Les avis sont partagés. Donald Cucciolett­a en doute. « Les intérêts de continuer à combattre la Chine sont plus importants que d’aider les deux Michael, dit-il. […] Les républicai­ns et les démocrates sont d’accord qu’il faut blaster la Chine. »

Autant Raymond Chrétien que Stéphane Roussel sont d’accord que Washington, même démocrate, demeurera rigide envers Pékin. Mais les deux pensent que le nouveau gouverneme­nt sera animé d’un plus grand désir de dialogue. « On peut s’attendre à voir les ÉtatsUnis s’impliquer un peu plus dans ce dossier », dit M. Roussel. Mais pas jusqu’à abandonner la demande d’extraditio­n pour calmer le jeu. « Il faut aussi ne pas perdre la face devant la Chine. »

 ?? PATRICK DOYLE LA PRESSE CANADIENNE ?? Justin Trudeau en compagnie de Joe Biden, en 2016, alors que ce dernier était vice-président des États-Unis.
PATRICK DOYLE LA PRESSE CANADIENNE Justin Trudeau en compagnie de Joe Biden, en 2016, alors que ce dernier était vice-président des États-Unis.

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