Trop de doutes pour condamner Rozon, plaident ses avocats
Dans sa plaidoirie, la défense met en garde la juge contre une plaignante « délurée »
Une plaignante qui n’est pas un « petit agneau », qui a des « trous de mémoire », dont le témoignage « manque de détails », est contradictoire et compte plusieurs invraisemblances : voilà le socle de la plaidoirie de défense offerte vendredi par les avocats du producteur déchu Gilbert Rozon.
Celle qui est à l’origine de l’accusation contre M. Rozon est une femme « qui était délurée, qui était en plein contrôle de ce qu’elle était, qui n’avait pas froid aux yeux » au moment des agressions alléguées, a tenté de faire valoir l’avocat Pierre Poupart, qui a présenté la plaidoirie en compagnie de sa collègue Isabel Schurman.
Les deux ont passé la journée à démonter le témoignage de la victime, à vanter celui de Gilbert Rozon, et à soutenir que la juge ne peut simplement pas déclarer leur client coupable — vu les doutes que le procès a soulevés quant aux événements en cause.
Gilbert Rozon fait face à deux accusations, attentat à la pudeur et viol. Les faits se seraient produits à SaintSauveur en 1980.
« Au mieux, nous soumettons que vous pourriez vous dire que la version de la plaignante, avec toutes ses faiblesses, est peut-être vraie, a affirmé Mme Schurman à la juge Mélanie Hébert. Mais dans le “peut-être” réside le doute. »
L’avocate Schurman estime ainsi qu’il « serait dangereux de fonder une condamnation au criminel sur un témoignage dont la fiabilité » est aussi contestable.
En préambule de sa plaidoirie, Pierre Poupart s’est fendu d’un « préambule un peu solennel » pour dire son inquiétude de ce que le « droit fondamental » à la présomption d’innocence — un « phare dans la nuit », a-t-il dit avec emphase — soit menacé par le mouvement #MeToo.
« Tout accroc, toute atteinte, toute attaque la visant au coeur serait un recul tragique pour tout être humain », a-t-il soutenu après avoir affirmé que nous vivons des « temps déraisonnables qui ébranlent nos certitudes, fragilisent nos personnes et nos institutions ».
À plusieurs reprises au cours de la matinée, le clan Rozon a ainsi rappelé que la victime présumée a dénoncé le producteur dans la foulée du mouvement MeToo. Elle aurait donc été guidée par le « désir » de « faire payer M. Rozon, de le forcer à rendre des comptes », parce qu’elle était « fidèle à un mouvement plus large que sa propre cause ».
« Il manque des détails »
Parmi les éléments du témoignage de la plaignante qu’ils jugent « invraisemblables », les avocats ont beaucoup relevé le fait qu’elle aurait accepté de dormir dans la maison où, au milieu d’une nuit de 1980, M. Rozon aurait commis son attentat à la pudeur (le viol serait survenu le lendemain matin).
« Elle a dormi dans un lit après avoir enlevé sa jupe, dans la foulée d’un prétendu attentat à la pudeur, ce qui est assez spectaculaire », estime M. Poupart. « Nous suggérons que c’est invraisemblable, avait dit plus tôt Isabel Schurman. Elle est couchée et elle dort ? Elle s’est endormie ? »
Les allusions au comportement de la victime présumée ont incité la juge Hébert à mettre en garde l’avocate contre les « mythes et stéréotypes » qui entourent cette question.
La juge a ainsi relevé qu’elle ne pourra conclure qu’il y a eu « consentement implicite parce que la plaignante est restée sur les lieux » entre les deux agressions alléguées, ou parce que les mots précis qu’elle aurait prononcés pour repousser Gilbert Rozon ont changé entre sa déposition à la police et son témoignage.
Mais l’avocate Schurman a plaidé que la Couronne n’a pas fourni la preuve « hors de tout doute raisonnable de l’absence de consentement » de la victime alléguée.
Selon elle, l’ensemble des souvenirs de la plaignante « ne sont pas clairs. Il manque des détails, il y a des trous dans sa version […]. Les événements sont confus », quelque 40 ans plus tard.
Elle s’en est prise notamment à la narration du récit faite par la victime. « Elle nous a dit que son histoire est un film muet, un film d’il y a 40 ans. [Elle rapporte] le sens des échanges, parce que les [vraies] paroles se sont perdues dans le temps. […] À ce film muet, elle a attribué des paroles, mais ce sont des approximations. »
La défense a soumis à la juge que de nombreuses contradictions auraient ponctué le témoignage de la plaignante. Combien de boutons de chemise a-t-elle perdus lors du premier incident reproché à Gilbert Rozon ? Aurait-elle pu prendre un taxi pour quitter l’endroit où elle se trouvait ? M. Rozon l’a-t-il vraiment touchée à travers ses sous-vêtements ?
Deux versions opposées
Dans ce dossier, la juge Mélanie Hébert devra trancher entre deux versions totalement différentes de ce qui s’est passé il y a 40 ans.
Le premier incident se serait déroulé au milieu de la nuit. Les deux protagonistes étaient dans une maison, après avoir passé la soirée dans une discothèque. La plaignante affirme que Gilbert Rozon s’est « comme jeté » sur elle pour l’embrasser, en mettant sa main dans son décolleté et sous sa jupe. Il y aurait eu bousculade avant que M. Rozon ne cesse.
M. Rozon allègue plutôt qu’il avait allumé un feu pour instaurer une ambiance « romantique » — Pierre Poupart a parlé vendredi de sa volonté de « créer une atmosphère propice à un rapprochement de séduction ». Il y aurait eu échange de baisers.
Mais quand Gilbert Rozon a voulu mettre la main sous la jupe de la plaignante, elle se serait « raidie » et lui aurait dit non. « J’ai arrêté tout de suite », a-t-il affirmé. Les deux se seraient couchés dans des chambres différentes. La plaignante dit être restée parce qu’elle n’avait pas d’autre choix, ce que la défense a mis en doute vendredi.
Le viol
D’après la plaignante, le viol serait survenu au matin. Elle a relaté en octobre s’être réveillée alors que M. Rozon était sur elle, « déterminé à avoir des relations sexuelles ». « Je me souviens de deux choses : de l’oppression et d’un sentiment de lâcher-prise, parce qu’à un moment, je me suis dit “go, fais-le, ça va être fait et on va pouvoir passer à autre chose”, et c’est ce qui est arrivé », avait-elle dit.
Gilbert Rozon a présenté pour cet événement une version totalement contrastée. « Ce n’est pas arrivé. Je ne l’ai pas agressée », avait-il dit lors de son contre-interrogatoire. Selon sa version, c’est la plaignante qui est venue le rejoindre au petit matin alors qu’il dormait. « Aussi étonnant que ça puisse paraître, je me suis réveillé vers 7 h du matin et j’avais [la plaignante] qui était à califourchon sur moi. C’est elle qui était en train de me faire l’amour. »
M. Rozon, 66 ans, a précisé que bien que la relation sexuelle lui ait été « imposée », il était « parfaitement consentant ».
Vendredi, la défense a soutenu que par rapport à l’incident du milieu de la nuit, « il n’y a pas de preuve d’un crime quelconque ». Par rapport à celui du lendemain matin, « vous avez simplement une cause de version contradictoire », a soutenu l’avocate Schurman.
La plaidoirie des avocats de Gilbert Rozon a duré toute la journée. La Couronne présentera la sienne le 19 novembre.
M. Rozon a été accueilli au palais de justice de Montréal par quelques dizaines de manifestantes en matinée. « Un pas en avant, trois pas en arrière », scandaient notamment les manifestantes en parlant du système de justice par rapport aux agressions sexuelles. Elles se présentaient sous la bannière des « indestructibles ».
Au mieux, nous soumettons que vous pourriez vous dire que la version de la plaignante, avec toutes ses faiblesses, est peutêtre vraie. Mais dans le “peut-être” réside le doute. ISABEL SCHURMAN