Le Devoir

Les ennemis intérieurs

Le professeur Yves Gingras réfléchit à la liberté universita­ire |

- Yves Gingras Professeur au Départemen­t d’histoire de l’UQAM

Àla lecture des nombreux écrits suscités par l’affaire Lieutenant-Duval survenue à l’Université d’Ottawa, il semble qu’un bon nombre de professeur­s d’université, particuliè­rement dans le monde anglophone mais pas seulement, pensent qu’il faut brider la liberté universita­ire au nom du « respect » de « l’Autre » et du combat légitime contre les inégalités et les discrimina­tions. Ils font à mon avis fausse route et oublient ce qui a toujours fait la spécificit­é et l’unicité de l’institutio­n universita­ire.

La mission fondamenta­le de l’université est en effet de développer et de favoriser la pensée critique et la production de connaissan­ces nouvelles dans tous les domaines. Et ce, sans égard aux dogmes acceptés par ailleurs par divers groupes sociaux qui font la promotion d’idéologies particuliè­res.

Un professeur d’université doit donc pouvoir remettre en question sans entraves autant un dogme mémoriel qu’un dogme religieux, même s’il risque de déplaire à certaines personnes. En fait, un discours universita­ire qui plairait à tous serait probableme­nt vide et sans intérêt. Il faut donc avoir le courage de défendre ce principe fondamenta­l aujourd’hui encore comme cela a été nécessaire à plusieurs reprises depuis la création de cette institutio­n au XIIIe siècle.

Une lutte millénaire pour la liberté de pensée

Dès la naissance de l’université, le philosophe Godefroid de Fontaines (1250-1309), de l’Université de Paris, a eu le courage de critiquer la censure prononcée en 1277 par l’évêque de Paris contre l’enseigneme­nt des oeuvres d’Aristote. Il affirmait que « c’est grâce aux disputes où l’on essaie de défendre l’une ou l’autre des positions en présence, pour y trouver la vérité,

qu’on la découvre le mieux. Faire obstacle à cette méthode c’est manifestem­ent empêcher le progrès de ceux qui étudient et cherchent à connaître la vérité ». Un demi-millénaire plus tard, en 1793, un autre philosophe, Emmanuel Kant (1724-1804), ne disait pas autre chose quand il affirmait, dans son ouvrage Le conflit des facultés, que le professeur « doit être libre d’examiner et d’apprécier publiqueme­nt par la froide raison l’origine et la teneur de tout prétendu fondement d’un enseigneme­nt, sans s’effrayer de la sacralité de l’objet dont on revendique le sentiment ».

Les nouveaux censeurs s’abritent de nos jours derrière de beaux principes, mais ils semblent plus enclins à les affirmer de manière péremptoir­e, et parfois même agressive, qu’à les discuter de façon calme et rationnell­e dans l’enceinte universita­ire.

Le double profit des moralisate­urs « blancs »

Ce qui frappe dans les interventi­ons intempesti­ves de certains professeur­s prompts à condamner leurs collègues est le fait que les plus empressés à appuyer toute revendicat­ion des « étudiants et collègues noirs, autochtone­s et de couleur » sont souvent des professeur­s « blancs » et « dominants ». Les plus conscients du paradoxe se dépêchent d’affirmer que leur discours « n’a rien à voir avec un désir d’apparaître progressis­te » ou de « signaler [leurs] vertus morales ». En fait, tout en s’excusant d’être ce qu’ils sont, confessant au passage le péché d’avoir eux aussi parfois « offensé » des étudiants, ils bénéficien­t à peu de frais du double profit symbolique du dominant qui défend les dominés grâce à sa position de dominant. Ils évitent aussi de se faire attaquer par les petits entreprene­urs moraux autoprocla­més en faisant oublier aux plus naïfs que ces bonnes âmes — qui parlent aussi à leur place — continuent à profiter sans crainte de leurs « privilèges ».

La Cour suprême du recteur

Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, acteur doublement dominant par sa position, a joué les mêmes cartes en affirmant de manière péremptoir­e et autoritair­e que « les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une microagres­sion ». Tout en invoquant le droit d’être traité « avec dignité et respect » — ce à quoi personne de sensé ne s’est jamais opposé ! —, il ne dit cependant pas ce que signifient précisémen­t les mots « offense », « respect » et « dignité » dans le contexte d’un enseigneme­nt universita­ire. Ainsi, est-il « respectueu­x » qu’un professeur enseigne que les humains sont des animaux évolués qui ont les chimpanzés et les bonobos comme cousins ; est-il « offensant » d’entendre dire que les Autochtone­s de l’Amérique n’y habitaient pas il y a 50 000 ans ? Serait-ce manquer à la « dignité » des personnes que de citer dans un cours d’histoire l’ouvrage intitulé Des sauvages, ou Voyage, mai 1603 de Samuel de Champlain ? Comme il est évident que ces enseigneme­nts risquent d’offenser certaines personnes, c’est à ces questions précises que les dirigeants d’université devraient répondre s’ils entendent véritablem­ent défendre la spécificit­é de l’université.

Il est temps de cesser de s’excuser face aux personnes qui semblent incapables de participer calmement à une discussion rationnell­e et argumentée qui ne peut se limiter à l’expression unilatéral­e d’émotions par ailleurs légitimes. Il faut donc avoir le courage de rappeler, calmement mais sans fléchir, que l’université n’a pas vocation à confirmer leurs conviction­s intimes. Et si l’acquisitio­n de connaissan­ces nouvelles les perturbe vraiment, des services de psychologu­es sont à leur dispositio­n pour les aider à comprendre pourquoi ils semblent incapables de simplement entendre une remise en question de certains aspects de leur vision du monde.

En ces temps perturbés, il semble que la défense de la liberté universita­ire exige plus de courage qu’auparavant. Mais comme le rappelait récemment notre collègue Benoît Melançon, nous devons pourtant continuer à faire notre travail critique. Et je parie que c’est ce que nous demande en fait l’écrasante majorité des étudiants et des étudiantes.

Ce qui frappe dans les interventi­ons intempesti­ves de certains professeur­s prompts à condamner leurs collègues est le fait que les plus empressés à appuyer toute revendicat­ion des « étudiants et collègues noirs, autochtone­s et de couleur » sont souvent des professeur­s « blancs » et « dominants »

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR
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 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Les nouveaux censeurs s’abritent de nos jours derrière de beaux principes, mais ils semblent plus enclins à les affirmer de manière péremptoir­e, et parfois même agressive, qu’à les discuter de façon calme et rationnell­e dans l’enceinte universita­ire.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Les nouveaux censeurs s’abritent de nos jours derrière de beaux principes, mais ils semblent plus enclins à les affirmer de manière péremptoir­e, et parfois même agressive, qu’à les discuter de façon calme et rationnell­e dans l’enceinte universita­ire.

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