Liberté d’expression version Trudeau, la chronique de Konrad Yakabuski
Comme beaucoup de Canadiens, j’ai suivi l’évolution du discours de Justin Trudeau sur la liberté d’expression ces derniers jours avec beaucoup de consternation. Pendant ce temps, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander ce qu’en aurait pensé Christopher Hitchens. Journaliste, satiriste et polémiste, M. Hitchens, mort en 2011 à l’âge de 62 ans, aurait certainement pris un malin plaisir à tourner en ridicule l’affirmation de M. Trudeau voulant qu’il y ait des limites à cette liberté si chère et que l’on ne devait pas chercher à « blesser, de façon arbitraire ou inutile, ceux avec qui on est en train de partager une société et une planète ».
Alors que la liberté d’expression demeure la pierre angulaire de toute société démocratique, sans quoi la vérité serait impossible à déterrer, voilà que le premier ministre du Canada serait prêt à la subjuguer à des conditions quelconques au nom de sa vision particulière du vivreensemble. N’a-t-il pas étudié l’histoire ?
En 2007, M. Hitchens avait consacré un livre entier à tout le mal commis au nom de la religion depuis le début des temps. Dans Dieu n’est pas grand, l’auteur britannique n’était pas tendre à l’endroit des « édictes absurdes » des chefs spirituels de toutes religions cherchant à contrôler les croyants. « Quatre arguments contredisent toujours la foi religieuse, a-t-il écrit dans l’introduction de son livre. Celle-ci présente sous un jour entièrement erroné les origines de l’homme et du cosmos ; grâce à cette erreur initiale, elle allie le maximum de servilité au maximum de subjectivité ; elle est à la fois la cause et le résultat d’une dangereuse répression sexuelle ; et elle se résume en fin de compte à prendre ses désirs pour la réalité. »
Avant M. Hitchens, d’autres ont satirisé la religion, au grand dam des chefs spirituels qui ont tout fait pour les faire taire. On n’a qu’à penser à La vie de Brian des Monty Python, film sorti en 1979, décrié par les Églises chrétiennes qui ont essayé de le bannir des salles de cinéma. Les versets sataniques de Salman Rushdie, le roman satirique sorti en 1988 qui a valu à son auteur une fatwa de la part de l’ayatollah iranien Rouhollah Khomeini. En 2005, le journal danois Jyllands-Posten a publié des caricatures du prophète Mahomet dans la foulée de l’assassinat du cinéaste Théo Van Gogh, qui avait réalisé un court métrage critique de l’islam, par un extrémiste musulman.
C’était justement en solidarité avec le journal danois que d’autres médias à travers le monde, dont Charlie Hebdo, avaient repris ces caricatures. Le but n’était évidemment pas de « blesser de façon arbitraire ou inutile » qui que ce soit, mais de signaler la nature inviolable du principe de liberté d’expression. Ce principe est trop important pour qu’on essaie de faire taire des satiristes afin d’épargner les sensibilités de certains croyants.
C’est pour enseigner ce même principe que le professeur français Samuel Paty a décidé de montrer ces caricatures à ses élèves. Ce geste a mené à sa décapitation le 16 octobre dernier par un jeune musulman de 18 ans. Bien que la France entière ait été traumatisée par cet événement, et que l’effigie du président français, Emmanuel Macron, ait été brûlée lors de manifestations dans plusieurs pays musulmans pour avoir défendu la liberté d’expression, M. Trudeau n’a pas cru bon dénoncer le meurtre de M. Paty avant le 27 octobre — et seulement après avoir été forcé de commenter cet événement horrifique après le dépôt d’une motion le condamnant par le Bloc québécois. Mais au lieu d’exprimer sa solidarité envers M. Macron, M. Trudeau a dit vouloir « prendre l’opportunité pour parler à des leaders, des leaders mondiaux, des leaders communautaires, des leaders de la communauté musulmane ici, au Canada, pour comprendre leurs inquiétudes, leurs préoccupations, pour écouter et pour réduire ces tensions ». Il a renchéri le lendemain avec sa dorénavant fameuse déclaration sur les limites à la liberté d’expression, déclaration qui va le suivre pendant très longtemps.
« Il semble que nous ayons des exigences qui soient plus importantes que celles de M. Trudeau », a déclaré au Monde un « interlocuteur du chef de l’État » français. La bourde diplomatique de M. Trudeau laissera manifestement des traces, et ce n’est pas une conversation téléphonique avec M. Macron qui saura réparer les pots cassés. En remerciant personnellement le premier ministre québécois, François Legault, de l’avoir soutenu si vigoureusement, M. Macron a sans doute voulu signaler sa profonde déception à l’endroit de M. Trudeau. Ce dernier a par la suite sollicité un entretien avec M. Macron. « Les deux dirigeants ont convenu de l’importance de défendre la liberté d’expression et les droits de la personne, et de leur engagement commun à lutter contre le terrorisme et l’extrémisme violent », pouvait-on lire dans un compte rendu de leur conversation diffusé par le bureau du premier ministre. Si leur échange fut aussi froid que le libellé de ce communiqué, M. Macron ne sera pas près d’oublier de sitôt les propos de M. Trudeau.
Justin Trudeau a essayé de rectifier le tir cette semaine, avec une déclaration alambiquée si caractéristique du premier ministre. « C’est toujours important [de défendre la liberté d’expression], et nos artistes et nos chroniqueurs nous font réfléchir, nous mettent au défi et ils apportent une contribution extrêmement importante à notre société. » Mais le mal était fait. Si ça lui a pris deux semaines pour préciser sa pensée sur la liberté d’expression, c’est parce qu’il n’y tient pas tant que cela.