Le Devoir

L’Amérique, ce projet inachevé selon Richard Rorty

Le philosophe Richard Rorty avait prédit que les couches populaires aux États-Unis rechercher­aient un homme fort

- André Baril L’auteur est professeur de cégep et éditeur à la retraite. Il publiera à l’hiver 2021 Dix fenêtres sur l’aventure humaine aux PUL.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Le 25 mai 2020, George Floyd meurt asphyxié en pleine rue de Minneapoli­s. Un policier a maintenu, pendant de longues minutes, une pression sur la nuque de Floyd. Trois autres policiers observaien­t la scène sans broncher. La vidéo est insupporta­ble à regarder. I can’t breathe résonne encore dans nos têtes. Lors des manifestat­ions qui ont suivi, son frère, Terrence Floyd, a fait un vibrant appel au calme tout en exhortant ses concitoyen­s à se rendre aux urnes.

Le philosophe Richard Rorty (19312007) aurait aimé entendre cet appel, car c’est ce qu’il souhaitait ardemment : « […] rien ne s’oppose, aux États-Unis, à la naissance d’un Étatprovid­ence à part entière et d’une justice sociale bien plus développée que celle qui prévaut actuelleme­nt, rien sinon la réticence des pauvres à se rendre aux urnes et à y voter pour des démocrates de gauche », écrivait-il dans son ouvrage L’Amérique. Un projet inachevé (paru en 1998, traduit en français en 2001).

En effet, la démocratie américaine devrait permettre à la population d’élire un gouverneme­nt soucieux des droits civils et de l’intérêt général. Pourquoi est-ce si difficile ? Rorty peut nous aider à répondre à cette question.

Conservati­sme et progressis­me

Le conservati­sme est très présent aux États-Unis. Le Parti républicai­n réunit des personnes qui ont une idée bien arrêtée sur leur pays. « La droite pense que notre pays a déjà une identité morale et espère la garder intacte. Elle craint le changement économique et politique […] ». Les États-Unis sont une terre de liberté, il ne tient qu’à l’individu de réussir sa vie. Alors le maintien de la loi et l’ordre demeure la meilleure protection des libertés individuel­les.

Quand nous regardons les États-Unis à partir du Québec, de la France ou de tout autre pays, nous ne voyons pas nécessaire­ment cette « identité morale », cette droiture annoncée, la loi et l’ordre. Nous constatons surtout les méfaits du capitalism­e, du racisme et de l’impérialis­me.

Il existe pourtant en ce pays une longue tradition libérale. Universita­ire engagé, Richard Rorty se définissai­t comme un héritier du réformisme libéral. Il connaissai­t bien les inégalités de son pays : « Les inégalités de la vie américaine, cruelles mais remédiable­s, sont bien connues : absence d’assurance maladie pour quelque quarante millions d’Américains, incapacité à offrir aux enfants pauvres une scolarité décente et des soins convenable­s, racisme qui infecte le système boursouflé de la justice criminelle […] »

Pour Rorty, la démocratie existante aux États-Unis permet à la population d’élire une majorité de démocrates à la Chambre des représenta­nts et au Sénat afin d’édifier un État-providence dont l’assise serait constituée de lois assurant la redistribu­tion de la richesse. Pour y parvenir, il importe de reconnaîtr­e que « le grand problème de la politique démocratiq­ue a toujours été, et sera toujours, celui de l’affronteme­nt entre riches et pauvres ».

Le pragmatism­e américain

Au cours de sa carrière universita­ire, Richard Rorty a eu l’occasion de participer à plusieurs rencontres internatio­nales afin d’y présenter le pragmatism­e, une forte tradition philosophi­que aux États-Unis. Pour les partisans de cette doctrine, il faut oublier les principes absolus et plutôt se concentrer sur la vie en société, sur notre liberté et nos chances d’agir avec succès, ainsi que sur les conséquenc­es de nos actes.

Rorty résuma le choix philosophi­que de notre temps en présentant deux manières de donner un sens à l’existence humaine. La première manière véhicule l’idée que le sens de notre existence doit nécessaire­ment provenir d’un ordre extrahumai­n qui surplombe les sociétés. La seconde consiste à trouver du sens à l’intérieur de l’histoire humaine. Le philosophe privilégia­it la deuxième approche : « […] la meilleure façon de réfléchir sur le sens de l’aventure humaine est de regarder devant soi et non au-dessus de soi », écrivait-il.

Dans la vie politique américaine coexistent aussi ces deux façons d’envisager l’ordre social existant. Du point de vue des conservate­urs, surtout parmi les plus religieux, il y a un ordre du monde qui surplombe la vie en société. Par contraste, les progressis­tes s’en tiennent aux inconvénie­nts et aux avantages de la démocratie.

Divisés et fragmentés

En 2016, pour se rendre à la MaisonBlan­che, Donald Trump déjoua les hautes instances traditionn­elles de la droite américaine en gagnant l’investitur­e du Parti républicai­n, puis il contrecarr­a les plans des démocrates en remportant des États ayant un nombre important de grands électeurs. Quel renouveau Trump apportait-il dans les rangs républicai­ns et pourquoi le Parti démocrate a-t-il perdu en 2016 ? La réponse à ces deux questions tient aux divisions au sein de la population, visibles tant entre les conservate­urs et les progressis­tes qu’à l’intérieur de leurs rangs respectifs.

Chez les conservate­urs, une partie de la population est encore très croyante, mais la nouvelle génération évolue dans un monde où s’effritent les traditions. L’aile conservatr­ice du Parti républicai­n, centrée sur les valeurs morales, aurait été débordée par « l’aile nationalis­te, protection­niste et anti-establishm­ent portée par Donald Trump », comme le soulignera le chercheur Philippe Fournier (« Donald Trump et les divisions au sein du Parti républicai­n », Le Devoir, 30 décembre 2017).

En ce qui a trait aux divisions au sein du camp progressis­te, l’analyse de Rorty est pénétrante. Selon lui, la gauche réformiste se ralliait autour d’objectifs communs : l’égalité des chances et une meilleure répartitio­n de la richesse. Cette gauche perdit cependant son influence au milieu des années 1960, à la suite de l’engagement des États-Unis dans la guerre du Vietnam. Une crise de légitimité secoue le pays. La jeunesse se révolte. Pour les plus radicaux, les réformes ne suffisaien­t pas, il faut changer tout le système.

Puis, un autre mouvement progressis­te prit son envol dans les campus : la « gauche culturelle », une gauche animée par la reconnaiss­ance des différence­s et par la défense des personnes ostracisée­s ou stigmatisé­es. Rorty voyait d’un très bon oeil cette défense des droits des minorités, des homosexuel­s, des victimes de violence, etc. Toutefois, il soulignait l’angle mort de la gauche culturelle : où était l’objectif commun pouvant rassembler la majorité des citoyens et citoyennes, peu importe leur origine ou leur condition ? Comme il l’expliquait, cette gauche porte d’abord et avant tout son attention sur la reconnaiss­ance des différence­s. Pour être considéré par la gauche culturelle, « il faut un opprobre ineffaçabl­e qui fait de vous la victime d’un sadisme admis par la société plutôt que [la victime] de l’égoïsme économique ». En d’autres mots, les inégalités économique­s passent au second plan.

Or, au cours des dernières décennies, ces inégalités ne cesseront de croître. La mondialisa­tion et l’amorce d’une transition écologique transforme­nt le secteur industriel. Il y aura des délocalisa­tions, des fermetures d’usines, des pertes d’emplois. L’espoir d’une vie meilleure s’estompe, tandis que les incantatio­ns moralisatr­ices des dirigeants républicai­ns n’agissent plus. La solidarité s’effrite, mais le Parti démocrate semble incapable de proposer un objectif rassembleu­r, « un parti coupable depuis longtemps d’indifféren­ce à l’égard de la classe moyenne pour les dommages sociaux induits par la mondialisa­tion et la désindustr­ialisation », comme l’écrit Guy Taillefer dans son éditorial (Le Devoir, 4 novembre 2020). En conséquenc­e, une partie de la population aura le sentiment d’avoir été abandonnée.

L’arrivée de l’homme fort

Déjà en 1998, Rorty entrevoyai­t une grande fracture au sein de son pays : « L’électorat des quartiers populaires conclura que le système a échoué et commencera à chercher un homme fort à élire. » La suite lui donnera raison. Aux élections de 2016, Donald Trump apparaîtra comme l’homme fort capable de faire vibrer la corde sensible du patriotism­e américain.

Trump n’incarne ni la tradition ni un projet politique réformiste. Toutefois, il tire sa force d’une facette du pragmatism­e : il ne craint pas d’exprimer ce qu’il pense. Il tirera sa force en tenant un discours à l’opposé de la rectitude politique et en dehors des deux grands partis politiques.

Les élections du 3 novembre

En appelant au calme et à se rendre aux urnes, le frère de George Floyd espérait un changement. Avec un taux record de participat­ion, la population semble avoir entendu l’appel de Terrence Floyd, lui qui renouvelai­t d’ailleurs son appel le 3 novembre à New York.

Une population peut s’identifier à un homme fort et découvrir par la suite qu’il était un imposteur. Cependant, l’identifica­tion est l’une des formes d’attachemen­t les plus difficiles à rompre. De plus, on l’oublie trop souvent, il y a comme une nécessité anthropolo­gique pour l’humain d’affirmer sa puissance et de se définir en fonction d’un monde bien ordonné.

Avec un slogan pourtant usé, Trump a encore joué la carte de la fierté nationale : Make America Great Again. L’homme aux mille tweets s’est aussi présenté comme le président de la loi et l’ordre.

Les résultats très serrés du 3 novembre 2020 montrent de toute évidence que le personnage incarné par Trump représente encore, malgré ses mensonges, une volonté inébranlab­le de voir briller l’Amérique. Cette déterminat­ion s’avère cependant insuffisan­te pour éclairer nos choix politiques. Elle est aussi dangereuse, car elle laisse croire qu’un coup de force pourrait nous sortir des difficulté­s. Même si elle semble parfois sinueuse, la voie démocratiq­ue reste la plus viable, pensait Rorty.

Des suggestion­s ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du devoir de philo, rendez-vous sur notre site Web.

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Déjà, en 1998, Richard Rorty entrevoyai­t une grande fracture au sein de son pays.
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ILLUSTRATI­ONS TIFFET Pour le philosophe Richard Rorty, la démocratie existante aux États-Unis permet à la population d’élire une majorité de démocrates à la Chambre des représenta­nts et au Sénat afin d’édifier un État-providence dont l’assise serait constituée de lois assurant la redistribu­tion de la richesse.

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