Histoires d’annulation
Notre toute nouvelle culture de l’annulation vient de se manifester par deux histoires survenues dans le monde universitaire. Deux de plus, diront certains… Elles sont par contre bien différentes l’une de l’autre et montrent, je pense, pour l’une qu’il est parfois souhaitable et même nécessaire de « canceller » une personne ou une oeuvre ; pour l’autre, ce qu’il peut y avoir de problématique dans le fait de céder trop rapidement à la tentation de le faire.
Les rapprocher donne à réfléchir sur les limites de notre tendance actuelle à réviser l’histoire, à faire tomber des statues, à exiger des démissions, à vouer aux gémonies des héros d’hier ou d’aujourd’hui ; et à bien d’autres choses encore, qui incitent à rappeler l’importance de la prudence et des nuances.
Ma première histoire concerne le philosophe David Hume (1711-1776), que vous connaissez sans doute.
Hume, peu de fins connaisseurs du sujet le contesteront, est un des plus grands noms de toute l’histoire de la philosophie occidentale. Je vous épargne l’énumération complète de ce qui justifie ce titre : disons simplement qu’il a fait des contributions de très grande importance à la théorie de la connaissance et à l’éthique.
Cet Écossais de naissance est en fait une des plus éminentes figures de ce qu’on a appelé les Lumières écossaises, par quoi on désigne la contribution de l’Écosse au grand projet philosophique et politique du siècle des Lumières. Hume était un ami d’Adam Smith, autre grande figure de ces Lumières écossaises.
Hume était né à Édimbourg et l’université de la ville, où il a étudié, avait jusqu’à récemment une tour portant son nom. On vient de la débaptiser, comme le demandait une pétition signée par quelque 1700 personnes.
La raison invoquée pour ce faire concerne une note de bas de page dans un essai intitulé On National Characters. Hume y dit qu’il est enclin à soupçonner (« I am apt to suspect ») que les Noirs sont par nature inférieurs aux Blancs et donne les raisons qui le lui font penser. [On peut lire cette note ici : bit.ly/2U2u3tq]
Savoir qu’il a écrit cela cause à certains de grands malaises qu’ils ont invoqués pour demander de débaptiser la tour Hume, ce qu’ils ont obtenu.
Je soutiens qu’il est pour le moins discutable d’effacer ainsi un auteur et son oeuvre pour quelque chose, hélas, d’assez courant à son époque ; pour quelque chose qui est minuscule dans son oeuvre et n’a surtout rien à voir avec ce pour quoi elle est majeure ; pour quelque chose qui est affirmé avec une certaine nuance ; et d’occulter ainsi ce pour quoi on devrait célébrer Hume. D’autant que par ses idées, par son empirisme, Hume aide à comprendre pourquoi il pensait alors cela et pourquoi il ne le penserait plus aujourd’hui.
Je propose cette petite expérience de pensée. Prenez Frederick Douglass (vers 1817-1895), un mien héros, Noir américain, esclave ayant fui le Sud, s’étant appris à lire presque seul et qui est devenu un des grands militants de l’abolitionnisme. Douglass a signé plusieurs livres remarquables. Imaginez qu’on découvre une lettre dans laquelle il fait preuve de la plus désolante et dégradante homophobie…
On pourra évidemment, avec un minimum d’imagination, se mettre soi-même en scène devant des juges vivant dans deux siècles pour une accusation ou une autre…
Il en va bien différemment avec le deuxième exemple d’annulation qui défraie ces temps-ci la chronique du monde universitaire.
Si vous avez étudié la psychologie, vous connaissez certainement Hans Jürgen Eysenck (1916-1997). À la fin de sa vie, on dit qu’il était le psychologue le plus cité au monde, tout juste derrière Sigmund Freud et Jean Piaget !
Eysenck était controversé de son vivant, mais restait, semble-t-il, intouchable. Il avait par exemple cosigné, comme premier auteur, quatre ouvrages vantant les mérites tenus pour avérés de la parapsychologie… alors que toutes les données connues demandaient de conclure le contraire.
Il avait aussi publié des articles qui soutenaient, en invoquant de supposées données probantes à l’appui de cette hypothèse, que c’était votre type de personnalité, et non le fait que vous fumiez, qui était le facteur clé permettant de prédire le développement d’un cancer ou d’une maladie cardiaque. Les critiques ne l’atteignirent pas. Ni l’accusation, qu’on sait aujourd’hui être justifiée, d’être financé par les tabagistes.
Mais récemment, cet aspect de ses publications a été démontré frauduleux et même dénoncé comme un des plus gros scandales scientifiques de tous les temps. Dans la foulée, son université (King’s College London) a enquêté sur ses autres publications. Le bilan est terrible : vingtsix de celles-ci ont été déclarées douteuses (« unsafe »). Quatorze ont été retirées ; et on a émis des inquiétudes (« concerns ») sur soixante et onze articles remontant à 1946.
Un étonnant paradoxe doit être rappelé. Au début de sa carrière, Eysenck avait publié un livre mettant en garde contre des résultats erronés et des théories fausses circulant dans le domaine ! Ce livre a eu des tirages stratosphériques et a été lu par des générations d’étudiants en psychologie.
Il ne fait ici aucun doute que la statue (virtuelle) de ce chercheur devait être déboulonnée : Eysenck a trahi les normes, connues et reconnues de tous, sous lesquelles il s’était engagé à inscrire son travail.
Une dernière chose me frappe : la lenteur excessive du temps nécessaire à prendre la bonne décision dans un cas ; la vitesse excessive à prendre la mauvaise, dans l’autre.