Le Devoir

Quand l’État devient un justicier illégitime

Des milliers d’individus n’acceptent plus la légitimité de l’État

- Jean-François Caron Professeur de science politique, auteur du livre Pandémie. Une esquisse politique et philosophi­que du monde d’après, aux Presses de l’Université Laval

Imaginons la situation suivante. Vous habitez dans un quartier dont la quiétude est perturbée par un groupe d’individus qui fait du bruit excessif en soirée, ce qui vous empêche de dormir paisibleme­nt. Exaspéré par cette situation, vous décidez de prendre les choses en main. Vous prenez alors une arme et décidez de procéder à l’arrestatio­n des individus responsabl­es de la situation avant de les enchaîner dans votre sous-sol afin de leur donner une leçon (évidemment, vous les nourrissez convenable­ment).

Après quelques semaines, vous vous rendez compte que vos actions ont porté leurs fruits et que le quartier est désormais paisible. Vous décidez alors de rendre visite à vos voisins pour leur faire remarquer la situation et, après qu’ils ont explicitem­ent reconnu votre constat, vous leur dites que vous en êtes responsabl­e et qu’en conséquenc­e, ils vous doivent une contributi­on financière pour vos efforts : contributi­on qui, si elle n’est pas versée, leur vaudra un séjour dans votre sous-sol.

Il y a fort à parier que cette requête sera perçue par vos voisins comme étant inappropri­ée et que vos actions seront alors jugées (avec raison) comme relevant du kidnapping, de la séquestrat­ion et de l’extorsion. Il y a fort à parier que personne ne vous obéira.

Toutefois, lorsqu’on y pense, vos actions n’ont en apparence rien d’extraordin­aire en soi, dans la mesure où elles correspond­ent

Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Voilà une question qui devrait nous hanter collective­ment.

dans une très large mesure à ce que font les gouverneme­nts. En effet, ces actions ressemblen­t en tous points à l’obligation qu’ont les gouverneme­nts de faire respecter la loi et l’ordre et de procéder à l’arrestatio­n des individus qui portent atteinte aux droits d’autrui, tandis qu’exiger un paiement pour les services rendus à la communauté est pour sa part similaire à l’obligation imposée par l’État à tous ses citoyens de payer leurs taxes et impôts sous peine d’en subir les conséquenc­es en cas de refus.

Mais voilà, si ces actions de la part de l’État sont acceptable­s et nécessaire­s afin de garantir le respect du contrat social, la paix, l’ordre et le bon gouverneme­nt, les actions de milicien (ou de vigilante, pour reprendre l’expression anglaise) sont pour leur part éminemment condamnabl­es.

À la lumière de la situation actuelle, cette métaphore est particuliè­rement utile et révélatric­e de l’attitude qu’ont certains individus à l’égard des directives émises par le gouverneme­nt du Québec afin de casser la deuxième vague de COVID-19. Pour ces derniers, les décisions prises par l’État sont à l’image de celles du justicier autoprocla­mé de notre histoire. À l’instar du voisin confronté à ce dernier, les individus qui s’opposent aux directives de l’État estiment que le gouverneme­nt abuse de son pouvoir, qu’il est illégitime et impose à autrui des règles et punitions arbitraire­s. Pareille réaction est également perceptibl­e ailleurs dans le monde, plus particuliè­rement en Italie qui a connu au cours des derniers jours des mouvements de violence dans plusieurs de ses villes de la part d’individus qui s’opposent aux mesures sanitaires imposées par l’État. Cette attitude, c’est le moins qu’on puisse dire, est préoccupan­te puisqu’un justicier ne saurait se comparer à un gouverneme­nt dûment élu.

De manière fondamenta­le, ces milliers d’individus qui remettent ainsi ouvertemen­t en question ces décisions et qui en appellent à la désobéissa­nce civile n’acceptent plus la légitimité de l’État et remettent en cause son autorité : principe qui exige, d’une part, la reconnaiss­ance que le gouverneme­nt est en droit d’imposer des règles jugées essentiell­es au vivre-ensemble et, d’autre part, l’obligation des citoyens de les respecter. Lorsque ces prémisses sont remises en cause par les citoyens, l’État n’existe plus et les fondements de la vie commune se trouvent menacés. Il n’y a à cet égard rien d’étonnant à ce que de plus en plus de représenta­nts de l’État sont aujourd’hui victimes d’insultes et de menaces contre leur personne.

Pourquoi et comment en sommesnous arrivés là ? Voilà une question qui devrait nous hanter collective­ment. Parce que ce refus d’obéir à ce que ces gens perçoivent comme un « État justicier » n’est pas seulement associé au port du masque obligatoir­e ou à la distanciat­ion sociale. Il s’agit des signes apparents d’un malaise beaucoup plus profond qui menace la communauté de destin qui unit les Québécoise­s et les Québécois. Un examen s’impose afin de trouver les racines de ce mal qui peut s’avérer aussi dangereux que le virus lui-même. Il est à espérer que le gouverneme­nt prendra la peine d’étudier les facteurs qui expliquent cette attitude lorsque la poussière sera retombée.

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