Le Devoir

Complots et conspirati­ons : les lunettes inversées

L’auteur est astronome, auteur, communicat­eur scientifiq­ue et professeur de didactique des sciences à l’UQAM.

- Pierre Chastenay

Au début des années 1930, les chercheurs autrichien­s Theodor Erismann (1883-1961) et Ivo Kohler (1915-1985) ont réalisé une expérience basée sur les travaux du psychologu­e étasunien George M. Stratton (1865-1957) concernant l’étude de la perception visuelle. Pour cette expérience, les chercheurs ont conçu un dispositif optique qui inversait les images de haut en bas et de gauche à droite pour quiconque le portait. Kohler était le sujet de l’expérience, au cours de laquelle il a porté les « lunettes inversées » en permanence pendant plusieurs jours consécutif­s. Au début, il était incapable de saisir un objet qu’on lui tendait, de se déplacer dans une pièce ou de descendre des escaliers. Mais rapidement, il s’est adapté à sa nouvelle vision et, au bout de dix jours, il était capable d’accomplir sans difficulté ses activités quotidienn­es et même de faire du vélo en portant ses lunettes ; pour lui, le monde était à nouveau à l’endroit !

À la fin de l’expérience, après avoir enlevé ses lunettes, Kohler a vu à nouveau le monde à l’envers (une sorte d’effet secondaire « en négatif » dû au port prolongé des lunettes), mais sa perception du monde est redevenue normale au bout de quelques minutes. De telles expérience­s démontrent que notre cerveau peut facilement se laisser berner lorsque les stimuli qui lui parviennen­t du monde extérieur sont manipulés, mais sa plasticité lui permet de retrouver rapidement une nouvelle normalité, même si ce « nouveau normal » continue à faire l’objet de manipulati­ons et de distorsion­s.

Le monde des réseaux sociaux

Il s’agit, à mon avis, d’une belle métaphore de ce à quoi les réseaux sociaux et leurs puissants algorithme­s nous soumettent au quotidien. Quiconque a déjà fait des recherches sur le site d’un détaillant en ligne a certaineme­nt vécu l’expérience de voir apparaître comme par magie des annonces en lien avec leurs recherches au cours des jours suivants. Ces sites commerciau­x sont mus par des algorithme­s qui analysent chacun de nos clics afin de cerner nos habitudes, nos goûts et nos envies, pour ensuite nous proposer une expérience de navigation centrée sur notre profil personnel, le tout dans un but purement commercial, bien sûr. Après tout, il faut vendre ! YouTube, au coeur de tant de théories du complot, ne fonctionne pas autrement. Comme un arcen-ciel, qui n’est jamais exactement le même pour deux personnes qui le regardent simultaném­ent, le monde que nous présentent les réseaux sociaux est lui aussi taillé sur mesure pour chacun et chacune d’entre nous.

Cette atomisatio­n de l’expérience du monde (expérience qui passe de plus en plus par la Toile, surtout en ces temps de confinemen­t forcé) est, de l’avis de plusieurs, responsabl­e des dérives complotist­es qui poussent comme des champignon­s autour de nous. Certaines de ces théories sont assez loufoques et font sourire : la croyance que la Terre est plate est plutôt inoffensiv­e, quand on y réfléchit bien, et il y a peu à craindre que quelqu’un se blesse sérieuseme­nt en se jetant dans le vide une fois arrivé sur le « bord » du monde. Par contre, les antimasque­s, les antivaccin­s, les adeptes de QAnon et autres conspirati­onnistes qui remettent en question la pandémie de COVID-19 sont à prendre beaucoup plus au sérieux : dans ces cas-là, des vies humaines sont en jeu.

Heureuseme­nt, la plupart d’entre nous avons accès à plusieurs sources d’informatio­n crédibles (dont le média que vous lisez en ce moment !), ce qui nous permet de faire la part des choses, l’équivalent de constammen­t enlever et remettre les lunettes inversées d’Erismann et de Kohler. En agissant ainsi, nous conservons la capacité de distinguer le monde à l’endroit du monde à l’envers, pour poursuivre l’analogie. Mais lorsqu’une personne n’arrive plus à enlever ses lunettes, le monde à l’envers devient rapidement sa nouvelle normalité ; une bulle opaque se forme autour d’elle qui l’isole de plus en plus du reste de l’univers. Pour reprendre la belle image tirée du livre Alice au pays des merveilles, cette personne tombe dans le trou du lapin et s’y enfonce, inexorable­ment…

Sources indépendan­tes

Les journalist­es ont une règle d’or qui les guide lorsqu’il s’agit de confirmer la véracité des faits : la double vérificati­on, qui permet par exemple de corroborer les affirmatio­ns des uns à l’aide des documents des autres. Mais attention : il faut consulter des sources indépendan­tes, et non pas deux sites Internet qui reproduise­nt le même communiqué de presse, ou encore qui se citent l’un l’autre ! Le blogue antimasque du premier quidam venu et sa rediffusio­n sur Twitter ne constituen­t pas non plus deux sources indépendan­tes…

Je crois sincèremen­t qu’une attitude de saine méfiance envers les informatio­ns qui circulent sur la Toile peut faire l’objet d’un apprentiss­age. Cela devrait idéalement commencer dès l’école primaire, lorsque les élèves développen­t leurs propres outils intellectu­els et apprennent à interroger le monde qui les entoure, puis se poursuivre au secondaire, qui représente la dernière étape de scolarisat­ion pour une fraction importante de la population. D’ailleurs, dans le Programme de formation de l’école québécoise, « exercer son jugement critique » fait partie des neuf compétence­s transversa­les qui devraient être développée­s dans tous les aspects de l’enseigneme­nt, et ce, tant au primaire qu’au secondaire. Nous portons tous et toutes des lunettes qui teintent le monde d’une certaine façon, qui le font pencher d’un côté ou de l’autre, parfois jusqu’à le faire basculer complèteme­nt. La moindre des choses serait d’apprendre à les enlever, de temps à autre, pour essayer de voir le monde davantage tel qu’il est !

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