Pourquoi voter pour Trump ?
La droite américaine se mobilise massivement et se rallie pour rappeler qui est le maître
Depuis les élections de 2016, la majorité des médias et des analystes politiques focalisent leur attention sur le personnage de Donald Trump. Il en va de même pour la plupart des gens qui se posent, encore aujourd’hui, la question de savoir comment 70 millions d’électeurs et d’électrices ont pu voter pour un homme pareil, malgré ses frasques et ses rodomontades grand guignol à la Mussolini. Difficile toutefois d’admettre que 70 millions de personnes aient voté d’abord et avant tout pour l’homme, si omniprésent soit-il. Il y en a certainement beaucoup, mais une adhésion aussi vaste s’explique mal par la seule fascination pour le leader absolu. Si on ne peut élucider l’énigme du vote pour Trump par Trump, alors il nous faut déplacer la question : non pas pour qui, mais pour quoi ont voté les partisans et partisanes de la casquette rouge ?
Refusons d’emblée la thèse selon laquelle il n’y a rien à comprendre parce que nous faisons face à l’irrationalité de l’électorat républicain. Si délirantes soient leurs manifestations partisanes, ces hommes et ces femmes connaissaient très bien le sens de leur geste au moment de voter. Refusons aussi de poser ces personnes en victimes d’un manque d’instruction. Oui, des dizaines de millions de personnes ne reçoivent qu’une éducation sommaire et ne pourront jamais espérer mieux alors que les universités d’élite regorgent d’argent et de ressources. Cela dit, si l’accès à l’éducation supérieure peut changer un comportement électoral, un déficit d’éducation ne fournit pas en lui-même une raison pour voter Trump. Pas plus que l’irrationalité, l’ignorance ne peut jouer un rôle de premier ordre dans la motivation de l’électorat républicain. Voilà pourquoi l’explication par le populisme semble insuffisante, même si elle n’est pas fausse pour autant.
Le moins qu’on puisse dire est qu’on peine à saisir les motivations de ce vote. Comment expliquer la cohérence interne ou, pour le dire autrement, la rationalité d’ensemble des raisons pour lesquelles un vote aussi massif a été possible ? On ne peut se contenter d’y voir la rencontre plus ou moins fortuite de croyances possédant de vagues airs de famille. Il ne s’agit pas non plus d’un vote stratégique, ou d’une simple protestation. L’électorat républicain a voté pour quelque chose avant de voter contre quoi que ce soit. En ce sens, et aussi terrifiant que cela puisse paraître, il s’agit probablement du vote le moins hypocrite de l’histoire des États-Unis.
Une première hypothèse est celle d’une revanche des classes moyenne et populaire. On ne peut nier la fracture abyssale entre favorisés et défavorisés. Mais pourquoi cette détresse sociale aurait-elle choisi Trump comme porte-voix ? Que peut signifier pour elle le slogan Make America Great Again ? Une autre possibilité souvent évoquée est l’emprise des élites financières sur la démocratie américaine. Pourtant, les démocrates n’ont jamais constitué un obstacle au capitalisme effréné, bien au contraire. En quoi un vote pour Trump représenterait-il de meilleures chances pour le business ? Certes, la droite libertarienne présente la gauche comme l’antichambre de l’apocalypse communiste et y voit la ruine économique de la nation. Mais qui y croit vraiment ? En réalité, la droite américaine n’a jamais eu peur de dépenser de l’argent. Sa crainte survient lorsqu’on ose poser la question de savoir pour qui est dépensé cet argent.
Malgré la diversité des convictions, la droite américaine se mobilise massivement et se rallie pour rappeler qui est le maître. Or, les privilèges dont jouit le maître ne sont pas ceux des seuls nantis, mais ceux de la majorité blanche, laquelle est perturbée de plus en plus fortement à la fois par les changements démographiques et par l’organisation politique des groupes racisés. La majorité blanche craint les programmes sociaux, l’impôt progressif, l’égalité des chances, tout ce qu’elle juge comme étant du socialisme d’abord et avant tout parce qu’elle y voit une injustice. Elle défend moins ses privilèges par crainte de les perdre que parce qu’elle est convaincue d’y avoir droit. La majorité blanche n’a pas peur du Noir. Elle a peur de son émancipation, car elle ne conçoit de liberté que là où elle règne en maître. Elle sait qu’il n’y a plus d’esclaves, mais elle ne veut céder pour rien au monde son titre de maître.
Lorsque recule la solidarité de l’inclusion, les tensions sociales qui suivent favorisent la solidarité de l’exclusion. Les dominants s’unissent pour maintenir leur pouvoir et font front commun par tous les moyens nécessaires. D’où leur appui massif à une présidence qui entend maintenir sa mainmise sur les tribunaux et les agences gouvernementales indépendantes, qui s’attaque frontalement aux gouverneurs d’État qui lui tiennent tête et à tous les contrepouvoirs de la société, qu’il s’agisse des médias ou des mobilisations populaires, comme Black Lives Matter.
Si l’électorat de Trump n’avait pas disposé de celui-ci, il l’aurait inventé. Trump n’a rien d’un deus ex machina ou d’une surprise sortie de nulle part. Dès lors, il faut bien admettre qu’une telle invention n’a rien d’impossible ici. À une autre échelle, dans une autre forme, nous sommes tout aussi capables d’inventer ou de faire surgir le monstre qui se cache en nous. Toute société qui refuse de regarder son histoire en face et qui au contraire accroît son ressentiment à l’égard des groupes minorisés emprunte un chemin dangereux pour elle-même et pour sa démocratie.
Lorsque recule la solidarité de l’inclusion, les tensions sociales qui suivent favorisent la solidarité de l’exclusion