Enseigner sur la crête
Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. De 2005 à 2017, elle a vécu à Lyon, en France. Elle est titulaire d’un doctorat en littérature de l’Université de Montréal et a publié de nombreux articles et nouvelles ainsi que plusieurs romans et essais, dont Les désastrées (2013) et Douze ans en France (2018). Elle est éditrice chez Groupe Ville-Marie Littérature, à Montréal, où elle vit avec sa famille.
En juillet 2005, je me suis installée à Lyon avec mon compagnon, un futur professeur de l’Éducation nationale. Ses amis sont devenus les miens et pendant les douze ans qui ont suivi, j’ai baigné dans un milieu de profs. On connaît peu, au Québec, ce système différent du nôtre. Une fois formés, les enseignants français n’envoient pas, comme ici, leur CV dans les écoles secondaires ou les cégeps où ils souhaiteraient travailler. L’Éducation nationale fonctionne par « voeux » : le candidat, devenu fonctionnaire d’État, classe par ordre de préférence différentes « académies », correspondant chacune à une région. Son dossier est analysé, et il reçoit son affectation. Il n’a pas le choix. Il y va. En retour, son poste lui est garanti à vie. Les établissements réputés difficiles sont souvent attribués aux candidats qui commencent. Ces derniers pourront toutefois demander une mutation après quelques années. C’est un des grands principes de l’école républicaine : aucun établissement ne doit souffrir du fait que peu de profs le choisiraient spontanément.
Laïcité à l’école
Mon conjoint a pu rester en région lyonnaise, ainsi que quelques-uns de nos amis, dans des établissements de diverses « catégories ». La loi sur l’interdiction des signes ostentatoires religieux étant depuis peu entrée en vigueur, ils se sont tous, dès leur entrée en fonction, heurtés aux tensions qu’elle entraînait. Je n’oublierai jamais l’histoire de cette élève, vêtue à l’occidentale et portant le hidjab, qui enlevait consciencieusement son foulard chaque fois qu’elle venait au lycée. Un
jour, le directeur, tatillon, lui avait interdit d’entrer parce qu’il jugeait sa jupe longue « antirépublicaine »…
Mon compagnon et nos amis, profs de français, de lettres, d’histoire-géo, de philo, d’anglais, d’italien, de théâtre, avaient sur cette question de la laïcité à l’école des avis divers, et en débattaient souvent. Habités par leur métier, ils me racontaient l’histoire du rapport de la France aux religions, l’évolution du concept de laïcité depuis 1905, et m’expliquaient que deux interprétations s’affrontaient désormais, une laïcité « ouverte » et une « fermée ». Nos soirées étaient parfois fort animées. J’y ai appris l’art du débat et les valeurs de l’école républicaine.
Mes amis n’étaient pas systématiquement d’accord avec ce qu’ils enseignaient. Comme tous les profs, ils devaient appliquer un programme, mais ils étaient également tenus à une réserve absolue en matière de convictions politiques et religieuses. Le professeur de l’Éducation nationale doit fournir à l’élève cet espace sécuritaire et neutre où l’on peut apprendre le respect des différences tout en n’imposant pas ses croyances personnelles. Évidemment, entre ces objectifs et la réalité, il y a souvent des obstacles.
C’est justement cela que traite le cours d’enseignement moral et civique que donnait Samuel Paty, assassiné par un terroriste le 16 octobre dernier. Il vaut la peine d’aller lire l’exposé du programme d’EMC, disponible sur le site Web du gouvernement. On est saisi par le soin apporté à la définition de cette fine crête sur laquelle on doit marcher pour former de futurs citoyens à la fois respectés dans leurs identités et croyances et respectueux de celles de l’autre. De futurs citoyens à la fois libres et responsables. Et on devine le défi que représente l’application de ce programme qui va se complexifiant, du primaire au lycée.
L’école touchée en plein coeur
Entre mon arrivée en France et mon départ en 2017, j’ai vu mes amis profs en constante recherche de cet équilibre, chacun à sa façon. Je les ai vus devoir aller en classe au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, et le lundi après ceux du 13 novembre. Je les ai vus devoir éclairer des élèves aux prises avec des discours médiatiques et politiques qui mettaient de l’huile sur tous les feux. Je les ai vus craindre pour leur vie.
Dans un ouvrage tiré des cours d’université qu’il a donnés tout juste après les attentats de Paris, L’islam e(s)t ma culture. Leçons d’histoire littéraire pour les jours de tourmente (Presses universitaires de Lyon, 2017), Tristan Vigliano, spécialiste de la représentation de l’islam à la Renaissance, a ces mots prophétiques : « Dans le septième numéro de la revue Dar Al-Islam, les terroristes de Daech demandent qu’on attaque les écoles. Quand nos enfants et nos maîtres seront touchés, je crains qu’il ne devienne très difficile de réfléchir sereinement à la place de l’islam dans notre culture. »
Ce que craignait Vigliano est arrivé. L’école a été touchée en la personne d’un professeur valeureux et aimé, qui avait d’ailleurs fait ses études à Lyon. Les tensions sont à leur comble. La réflexion sereine semble hors de portée. Un autre attentat a eu lieu à Nice, la police a empêché de justesse une attaque par un militant d’extrême droite à Avignon et un prêtre orthodoxe a été blessé par des coups de fusil à Lyon (on ignore toujours les motifs du tireur). Les vacances de la Toussaint commençaient le lendemain de l’attentat contre Samuel Paty. Lundi 2 novembre, c’était la rentrée, sur fond de reconfinement et d’hommages au collègue assassiné.
L’école, comme la vie, doit reprendre. Et les profs de l’Éducation nationale, sur la crête, funambules épuisés, eux-mêmes bouleversés et pour certains terrifiés, doivent être là pour accueillir, instruire, soutenir. Pour continuer à porter à bout de bras des jeunes de tous âges, de toutes classes, de toutes confessions. Leurs élèves.