Le Devoir

Déconstrui­re nos fictions collective­s

Dans cette grande fresque littéraire, Deni Ellis Béchard sonde les fictions qui construise­nt nos identités, nos préjugés et nos valeurs

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Journalist­e globe-trotteur et passionné de voyages, Deni Ellis Bouchard a visité plus d’une soixantain­e de pays au cours de sa vie, traversant les continents à la recherche d’une parcelle d’humanité, d’une identité nouvelle à laquelle s’accrocher, fuyant l’héritage violent d’un père rebelle.

Pas étonnant donc que ses romans soient — à l’image de son existence — d’une densité narrative et philosophi­que que comprendro­nt bien tous ceux qui sont allés voir ailleurs s’ils y étaient.

Sa nouvelle offrande, Une chanson

venue de loin, est le récit d’une quête identitair­e multigénér­ationnelle qui, guidée par le fil ténu d’une mélodie inoubliabl­e, traverse l’espace-temps, de l’Île-du-Prince-Édouard du XIXe siècle à l’Irak fragile d’aujourd’hui, en passant par les champs de bataille de la Première Guerre mondiale.

L’écrivain a l’habitude de ces fresques littéraire­s complexes et ambitieuse­s. Or, Une chanson venue de

loin a bien failli ne jamais voir le jour, reposant par intermitte­nce dans ses tiroirs pendant plus de 20 ans, sans cesse réécrit, retranché, reposé puis oublié pendant un instant, des extraits publiés ici et là dans les journaux et magazines littéraire­s sans ne jamais former un tout cohérent.

« Avec ce roman, je souhaitais mettre sur papier notre incapacité à saisir l’histoire, soutient le romancier, confiné dans sa résidence de Floride. Souvent, les romans historique­s et familiaux sont très linéaires. On ne laisse rien dans l’ombre. Mais dans la réalité, lorsqu’on tourne notre regard vers le passé, on ne perçoit qu’un long chemin plongé dans la nuit, avec quelques points de lumière. Je voulais montrer qu’on s’identifie souvent à un nom et à une histoire desquels on n’a qu’un aperçu peu cohérent, porté par les mythes, les préjugés, le nationalis­me de ceux qui nous les ont racontés. »

Fresque familiale

Le premier chapitre s’ouvre sur Andrew Estrada, un jeune étudiant canadien peu téméraire et peu curieux. À l’enterremen­t de son père, il fait la connaissan­ce de son demifrère, Hugh, un adolescent passionné et fasciné par ce géniteur solitaire qu’il a à peine connu.

Quand il découvre dans la bibliothèq­ue de celui-ci un livre d’un inconnu qui porte son nom de famille, Rafael Estrada, Hugh est convaincu qu’il détient la clé de son identité. En marchant sur les traces de son père, il s’enrôlera dans l’armée et sera déployé en Irak, au grand dam de son frère aîné qui rejette cet héritage guerrier, sans pouvoir toutefois s’en défaire.

En parallèle, l’auteur recule de plusieurs siècles pour retracer l’histoire de Joseph, un jeune violoniste de la Nouvelle-Écosse. Comme son père avant lui, il abandonner­a la mère de ses enfants et s’engagera dans la guerre des Boers.

En tout, sept histoires s’harmoniser­ont pour former la lignée de ces deux familles, sept chapitres reliés par l’art et la guerre. « Je souhaitais explorer l’idée selon laquelle les traumatism­es vécus pendant la guerre se transmette­nt d’une génération à l’autre à travers l’art, affectant les familles et l’expérience de la masculinit­é. »

Cette question d’un héritage violent légué par le père est récurrente dans l’oeuvre de Deni Ellis Béchard. Les fils sont-ils condamnés à embrasser cet héritage guerrier qui les mène à l’autodestru­ction ? Ont-ils la capacité de se réinventer ?

« Je n’ai toujours pas trouvé de réponse, lance-t-il en riant. De plus en plus, des gens s’éloignent des archétypes identitair­es pour embrasser la nuance. Je pense que la liberté réside dans l’acte de façonner et de cultiver différente­s façons d’exister. Mais c’est un chemin qui comporte beaucoup de sacrifices et de difficulté­s. »

Le pouvoir du mythe

Ultimement, le premier pas vers cette rédemption débute par la réalisatio­n que notre constructi­on du passé est artificiel­le, fondée sur des notions arbitraire­s qui cherchent à nous faire accepter une certaine vision du monde.

« J’aimerais que les lecteurs puissent saisir que ces fictions sont acceptées comme des réalités par mes personnage­s, tout en se rendant compte qu’elles contrôlent et détruisent leurs vies en exacerbant leurs préjugés, leurs peurs, leur intoléranc­e et leurs privilèges. »

Au moment de notre entrevue, veille des élections américaine­s, la planète ignorait encore si les ÉtatsUnis allaient choisir de confier un deuxième mandat à Donald Trump. Selon le romancier, il est grand temps de mettre fin à cette période terrifiant­e où les conspirati­ons prennent trop souvent le pas sur la vérité.

« Donald Trump a exacerbé cette fiction amorcée lors des attaques du 11 Septembre qui a semé la peur et changé les mentalités. Il a très bien saisi ce pouvoir qu’est le mensonge pour manipuler les gens. Aujourd’hui, les idéologies néonazies, les théories du complot font partie du quotidien sans qu’on en ressente vraiment d’outrage. On est aseptisés. Or, pour avancer et trouver des solutions, il faut observer et faire des choix basés sur le réel. J’ai très peur de ce qui va suivre. »

L’auteur participer­a à la table ronde « Developing Dialogue » le vendredi 13 novembre à 17 h au SLM.

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JULIE ARTACHO La question d’un héritage violent légué par le père est récurrente dans l’oeuvre de Deni Ellis Béchard. Les fils sont-ils condamnés à embrasser cet héritage guerrier qui les mène à l’autodestru­ction ? « Je n’ai toujours pas trouvé de réponse », lance l’auteur.
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Une chanson venue de loin Deni Ellis Béchard, traduit de l’anglais par Dominique Fortier, Éditions XYZ, Montréal, 2020, 320 pages

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