Voyager en confinement
Aliss, Nestor, deux tragédies américaines et l’expérience artificielle
Pour cette tournée automnale de l’univers du roman graphique et de la bédé, nous ferons un bizarre de voyage dans un quartier montréalais qui n’existe pas avec Aliss, une jeune femme en quête de repères ; nous marcherons dans les rues du 14e arrondissement parisien à la fin des années 1940 avec le plus américain des détectives français, Nestor Burma.
Aussi, nous visiterons le campus de Kent State durant les protestations contre la guerre au Vietnam ; nous retrouverons deux vieux amis, Lennie et George, sur les routes californiennes pour, finalement, atterrir dans le futur et faire la rencontre de deux intelligences artificielles, Carbone et Silicium. Bref, ce n’est pas parce qu’on est confiné qu’on ne peut pas voyager un peu !
Une rencontre inévitable
Ce n’était qu’une question de temps avant que l’univers glauque et inquiétant de Patrick Senécal ne se transpose dans le monde du roman graphique. Et quoi de mieux, comme entrée en lmatière, qu’une adaptation d’Aliss, un de ses livres les plus intéressants, paru en 2000.
Avec le dessin pas du tout propre du Lévisien Jeik Dion (Turbo Kid), l’univers de cette jeune femme étouffant dans le nid familial banlieusard, partie voir à Montréal si elle y était, trouve un souffle nouveau. La complexité de l’intrigue originale ne pâtit pas, c’est quand même Senécal qui s’adapte lui-même, et il faut souligner l’adresse avec laquelle Dion réussit à créer un univers décalé, celui d’un quartier montréalais fantôme qui, franchement, ne nous donne pas envie d’aller nous y promener par un beau dimanche d’automne.
Évidemment, Aliss est truffé, dans sa forme et dans son fond, de références à Alice aux pays des merveilles, de Lewis Caroll, mais en y apportant quand même un souffle nouveau, un souffle chaud qui sent la drogue, le soufre, les braises et les corps en décomposition.
Bref, disons que nous sommes contents d’avoir pu visiter de loin cet univers inquiétant duquel on ne peut s’échapper qu’en refermant la couverture de cette adaptation tout à fait réussie !
Mettre le mystère K.-O. !
Telle est la devise de Nestor Burma, le plus américain des détectives privés français. Personnage de roman à l’origine, né sous la plume de Léo Malet en 1943, repris au cinéma avec Michel Galabru (entre autres) pour finalement aboutir en bande dessinée en 1982. Si c’est Jacques Tardi qui signait les quatre premiers albums, le personnage a été repris par plusieurs auteurs et dessinateurs avant d’aboutir, pour ce 13e épisode, dans la cour d’Emmanuel Moynot au scénario et de François Ravard au dessin.
Dans Les rats de Montsouris, on retrouve un Burma fidèle à la vision de Tardi, généreux en argot parisien, dans une quête qui nous permet de visiter un Paris encore marqué par des intrigues d’après-guerre. Intrigues qui trouvent écho dans cette aventure un tantinet brouillonne, mais quand même réjouissante !
Quand la garde nationale s’en mêle
C’est le 4 mai 1970 qu’a eu lieu la fusillade de l’Université de Kent, dans l’Ohio, qui causera la mort de quatre étudiants tombés sous les balles d’une Garde nationale qui tentaient de contenir, tant bien que mal (mais plutôt mal, soyons honnêtes), des manifestations étudiantes contre la guerre du Vietnam.
Pour cette bédé documentaire, l’américain Derf Backderf (Mon ami
Dahmer) a fait un travail de recherche exceptionnel pour nous plonger en plein milieu de cette crise qui a frappé l’imaginaire américain et qui a contribué à effriter encore plus la confiance déclinante d’un peuple envers ses propres institutions.
Une bédé que l’on reçoit comme un coup de poing même s’il est évident que les braises de la crise civile sont encore fumantes alors qu’on les voudrait déjà éteintes.
Quand chaque page est une oeuvre
Mais que peut bien nous apprendre de plus une énième relecture de Des
souris et des hommes, oeuvre phare de John Steinbeck, Prix Nobel de littérature en 1962 ?
Beaucoup, semble-t-il, surtout quand elle est accompagnée des magnifiques illustrations de la dessinatrice française Rébecca Dautremer (Princesses oubliées ou inconnues) qui nous offre, ici, de magnifiques planches principalement réalisées à la gouache. Le tout de façon assez particulière, sans phylactères, mais plutôt sous forme d’accompagnement du texte original.
C’est beau à s’y perdre.
Intelligence émotionnelle numérique
Dans un futur pas si rapproché, en 2046, un laboratoire présente deux prototypes d’une nouvelle génération de robots ayant pour objectif de prendre soin d’une population de plus en plus vieillissante.
Nommées Carbone et Silicium, ces deux intelligences artificielles, ayant accès à tout le savoir humain, se voient vite confrontées à leur propre disparition annoncée, déclenchant, du même coup, leur désir d’aller vers les autres et de voir les beautés de ce monde en décrépitude.
Signé Mathieu Bablet (Doggy Bags),
Carbone & Silicium s’attaque avec robustesse à un thème maintes fois exploré en science-fiction, mais le fait avec assez de doigté pour nous offrir une réflexion pertinente sur ce qu’est, somme toute, la nature de l’expérience humaine.