Le sel sur la table
Je suis au Mexique sur Zoom Je parle à Victor
Il est étudiant à l’Universidad Nacional Autónoma de México
Il a traduit l’un de mes poèmes Victor me parle de la fête des Morts
Il me dit qu’il s’ennuie ici
Je suis à Moncton sur Zoom Je donne un atelier de poésie
Je ne me reconnais pas dans la caméra
Je ne reconnais pas mes bibliothèques derrière moi
Je ne reconnais pas mes livres Pourquoi j’ai acheté ces livres ? Le soleil sur Zoom ce n’est pas le soleil
C’est autre chose
C’est quelque chose qu’il faut voir en vrai
Sur Zoom
Tout est pâle
On pense que c’est un gros flocon mais c’est le sel sur la table
Il n’est pas encore midi
C’est déjà la fin du monde
Ma tête se promène au ralenti dans l’écran
J’entends ton rire
Ton rire qui bogue sur Zoom J’ai le temps de l’attraper à une main
Sans regarder ce que je fais Chaque séance sur Zoom est un petit film que je réalise
Un rôle que je me donne
Et c’est toujours la même fin J’explique quelque chose et je meurs heureux
Un élève ne comprend pas ma question
La connexion Internet est mauvaise Je répète :
Tu dois écrire « Je suis » et ensuite tu dois écrire le nom d’un héros
Ton héros à toi La mauvaise connexion du soleil La lumière dans mes ongles
Moi, c’est Gandhi Toi, c’est qui ton héros ? Il réfléchit
Il dit : Iron Man
Deux autres étudiants lèvent leurs mains
La main gauche s’en va à droite La main droite ne sait pas ce qu’elle fait ici
L’atelier se termine L’enseignante me remercie Elle s’adresse aux élèves dans le soleil :
Qu’est-ce qu’on dit les amis ? J’entends tous les élèves dirent en choeur : Merci Jean-Christophe !
Je sors prendre l’air
Je marche dans la rue
Le vent me soulève comme un vieux sac de plastique J’atterris sur le capot d’une voiture Je murmure à la conductrice :
Je m’excuse Je m’excuse Il y a une lumière dans mon plexus
Je ne connais pas cette lumière Je dois me dépêcher
J’ai un autre rendez-vous
Je dois être à Saint-Hyacinthe pour 15 h sur Zoom
Je dis aux étudiants :
Vous devez écrire
Ton pied dans ta sandale c’est déjà beaucoup Il y a un gars au fond de la classe qui ne comprend pas
Il lève sa main
Il fait tomber sa main
Il oublie sa question
Je cours me verser un verre d’eau Je reviens
Plus personne n’est là
Ils sont tous écoeurés de la poésie Je les comprends tellement Les étudiants réapparaissent L’atelier se termine par des rires Ils me remercient comme si j’avais trouvé le remède de tous les cancers de la COVID On ouvre notre ordinateur On trouve un ami à qui parler On pleure avec cet ami
On se connecte à nouveau
On rit des mauvaises connexions
Soy el fantasma cobarde Je suis le fantôme chicken
Le fantôme des Zooms
Je n’ai pas assez d’argent pour hanter une maison
Je vais hanter un ordinateur J’écrirai des petits bouts de poèmes :
Dans tes yeux il y a 100 000 fleurs sauvages à laver Je serai utile
Je t’écouterai
Je te passerai le sel sur la table.
L’auteur sera au Salon du livre en virtuel du 12 au 20 novembre.
Jean-Christophe Réhel Collaborateur Le Devoir