Le Devoir

Rêver les médias en mieux

Dans son premier essai solo, Marie-France Bazzo invite le milieu qu’elle aime et qu’elle connaît si bien à faire preuve de plus d’audace

- ENTREVUE NATALIA WYSOCKA COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Nous méritons mieux. C’est le titre, le moteur et la conclusion de l’essai de MarieFranc­e Bazzo, qui souhaite repenser les médias au Québec. Nous méritons mieux. Mieux que le « jeunisme collectif délirant de toute la société », mieux que « le selfie qui tue le sens ». Mieux que « le babillage sur le sujet du jour ». Mieux. Car de plus en plus de téléspecta­teurs coupent le cordon, celui du câble. Comment recréer le lien ?

L’animatrice et productric­e le sait, et elle l’écrit en introducti­on : « Voici un livre qui n’enrichira pas ma banque d’amis dans le “milieu”. » N’est-ce pas d’ailleurs l’un des soucis principaux du « milieu » ? Ce désir de se faire des amis ? « Des amis, on en a pourtant besoin, répond-elle au bout du fil. On a besoin de tremplins, de leviers, de groupes dans les médias. Ce n’est pas un livre que j’aurais pu écrire au début, ni même au milieu, de ma carrière, c’est clair. On a besoin aussi d’une certaine assurance, notamment financière. Besoin de savoir d’où l’on parle. »

Marie-France Bazzo, elle, parle de décennies d’expérience en production, en animation et en chroniques, dans

L’actualité, au 98,5, à Radio-Canada, à Télé-Québec. Et même si son essai risque de « piler sur quelques orteils », pas question de s’en empêcher. « Parce que je veux que ça aille mieux. Parce que j’aime les médias profondéme­nt. »

Son amour, on le sent, même lorsqu’elle aborde sa cessation. Ce désamour face aux médias, qu’elle estime de plus en plus fréquent. Et qui vient, selon elle, tant du public que des employés du domaine. « Il y a une insatisfac­tion et une lassitude devant la manière dont les choses se font. »

À l’abri du bruit

C’est la façon de faire, précisémen­t, que la sociologue de formation aimerait changer, secouer, dynamiser. Sans nier le fait que les médias eux-mêmes se font ballotter par ceux qui les renient. « C’est le fun de se faire bousculer, mais à un moment donné, il faut se demander pourquoi. Pourquoi les gens, par fatigue ou par défiance, cessent-ils de regarder nos émissions et de s’alimenter de nos journaux ? »

Parce que, dit-elle, les raisons sont nombreuses. Oui, le virage numérique. Oui, la pub qui s’effrite. Mais il y a autre chose. Attribuabl­e à certains diffuseurs, directeurs de programmat­ion, producteur­s. Un manque d’ouverture, de prise de risques, d’audace. Doublé d’un manque de débats. De vrais débats, pas de ceux qui se déclinent désormais, comme elle l’observe, en deux pôles. Soit « mous et consensuel­s », soit « bruyants et sectaires ».

Le bruit revient d’ailleurs au fil des pages. Tumulte des opinions sur les réseaux sociaux, bien sûr, mais pas seulement ça. Cacophonie des idées répétées, des voix entendues mille fois.

Loin du tapage, dans cet essai qui rend hommage à son regretté mentor Pierre Bourgault, Marie-France Bazzo revient sur sa fin de contrat soudaine à l’animation de C’est pas trop tôt !, au printemps 2015. En deux pages et demie, tout est dit. C’était un choc, une blessure. Mais elle refuse d’être la victime de « cette mémoire blessée ». Et elle insiste : pas de nostalgie.

Une seule fois elle se permet cette émotion : en se souvenant de BazzoTV, l’émission qu’elle aura produite et animée pendant dix saisons, sur les ondes de Télé-Québec. Avec ses discussion­s riches et ses segments « Dans le Tempo », tuques et mitaines comprises. L’hiver à l’écran, le temps d’un instant.

« Si je refaisais l’émission aujourd’hui, ce serait encore plus éclaté, encore plus diversifié », nous confie-t-elle, avant d’avouer : « Ça me manque.

En librairie le 10 novembre

C’est sûr que des commentate­urs grandes gueules, ça coûte moins cher qu’une vraie salle de nouvelles avec des journalist­es qui fouillent. Mais ça engendre un système “à qui parle le plus fort, de la façon la plus tranchée”. MARIE-FRANCE BAZZO

Même comme téléspecta­trice, ça me manque. Mais voilà, c’est terminé, je fais autre chose à présent. »

À savoir : observer et analyser le domaine où elle évolue depuis toujours. Et dont une part de citoyens se sentent « exclus ».

« On l’a vu en France avec le mouvement des gilets jaunes qui dénonçait les élites, notamment médiatique­s, dit-elle. On le voit aux États-Unis, avec tous ces gens qui conspuent les journalist­es. On le constate avec les antimasque­s, qui remettent en question les médias de façon chaotique. Cette méfiance n’est pas anecdotiqu­e. Elle ne va pas simplement se dissoudre. Je ne dis pas qu’il faut parler de la 5G avec les petits casques en aluminium, mais il faut se poser des questions. Qu’est-ce qui fait que ces gens ont décroché ? Pourquoi qualifient-ils les faits de fake news ?»

Curieux public

Justement, à ce propos, la productric­e avance une thèse. Si les fausses nouvelles pullulent, ce n’est pas en raison des conspirati­onnistes et consorts. C’est notamment… parce que les médias ont tassé les faits au profit de l’opinion. Parce que les chroniques d’humeur, les éclats en ondes et les points de vue sur le vif ont supplanté le reportage d’enquête, le travail sur le terrain. « C’est sûr que des commentate­urs grandes gueules, ça coûte moins cher qu’une vraie salle de nouvelles avec des journalist­es qui fouillent. Mais ça engendre un système “à qui parle le plus fort, de la façon la plus tranchée”, emporté par l’excitation du moment. Les faits sont mal servis, mal expliqués. »

Elle explique à son tour : « Ce n’est pas vrai qu’on a une opinion documentée sur tout. Sur la saison du Canadien, sur les problèmes de santé mentale, sur les politiques de Lionel Carmant, sur la course à la mairie de Montréal. Ce n’est pas vrai. L’opinion demande à être éclairée. Nourrie. Oui, je peux bullshiter n’importe quoi à cinq minutes d’avis. Mais qui gagne à ça ? »

On gagnerait, croit-elle, « à plus de recul, à plus de reportages étoffés. Pas nécessaire­ment d’une brûlante actualité ». On gagnerait surtout à « ne jamais prendre le public pour des idiots ». Elle propose même d’imprimer ce slogan sur des t-shirts. Car ce public, rappelle-t-elle, il est curieux. « Il est intelligen­t, il a soif, il a faim. »

Cette faim se traduit dans les métaphores gastronomi­ques qui parcourent l’essai. Marie-France Bazzo parle de « recette aseptisée », de « saucisse digeste pré-emballée », de « galette télévisuel­le », tout en cherchant « l’épice magique qui colorera le show ».

Elle rappelle aussi qu’invité à Tout

le monde en parle en avril 2016, Pierre Lapointe avait « craché dans la soupe » en disant en avoir assez des « osties de “A” dont l’omniprésen­ce finit par donner une TV aseptisée ». Partageant l’avis du musicien, en d’autres termes cependant, elle se désole de cette valse des vedettes invitées sur deux, trois, quatre plateaux pour raconter en boucle les deux, trois, quatre mêmes anecdotes.

Toujours dans le détail savoureux, elle conclut en proposant, peut-être pas une recette, mais une piste de solution : « Les médias devraient présenter un buffet nutritif. Agréable pour l’oeil, sucré par moments, plus amer et corsé par d’autres. Pas juste du comfort food. »

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 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? C’est la façon de faire que la sociologue de formation Marie-France Bazzo aimerait changer, secouer, dynamiser.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR C’est la façon de faire que la sociologue de formation Marie-France Bazzo aimerait changer, secouer, dynamiser.
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Nous méritons mieux Repenser les médias au Québec Marie-France Bazzo, Boréal, Montréal, 2020, 216 pages

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