Le Devoir

Les journalist­es qui font des livres sur le journalism­e

Notre journalist­e en parle en décortiqua­nt trois essais récents

- GRAND ANGLE CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

Alors que tout le monde, ou presque, bouffe de la nouvelle — à travers les journaux, les réseaux sociaux, les écrans, la radio —, très peu savent comment celle-ci se fait. Arrivent en librairie trois essais sur le journalism­e signés par des journalist­es — deux du Québec, un de France. Lecture de concert.

Que devrait être un journalist­e ? Comment devrait-il travailler ? Doit-il être Tintin, Céline Galipeau, Lois Lane à l’affût de Superman, ou un Hunter S. Thompson qui change de vie comme un acteur pour mieux la raconter ? Quelles questions doit-il poser ? Lesquelles ne doit-il surtout pas poser ?

Les réactions du public devant les demandes des journalist­es lors des points de presse médiatisés du gouverneme­nt Legault sur la pandémie ont suscité bien des critiques, et même de la haine de la part du public. Elles ont aussi révélé une incompréhe­nsion de ce qu’est, au quotidien et sans jeu de mots, l’exercice du travail journalist­ique.

La pandémie aura eu comme effet secondaire d’avoir solidement accentué une crise des médias déjà délétère pour ceux-ci. Une crise qui dure depuis si longtemps qu’il vaudrait mieux changer ce terme, qui laisse croire que la situation est temporaire, comme le mentionne Mickaël Bergeron.

Le journalist­e, qui a aussi écrit en 2019 La vie en gros (Somme toute), sur la grossophob­ie, signe avec

Tombée médiatique ce qu’il souhaite être un manifeste. M. Bergeron veut nourrir le débat et la réflexion, celle du public comme celle des médias, sur l’informatio­n. L’essai trace le portrait du paysage médiatique général, surtout journalist­ique.

Son histoire, son rapport aux revenus (publicités et abonnement­s), le changement radical propulsé par les gros acteurs du Web, l’avènement massif de la chronique et de l’opinion, la confusion entre ces derniers textes et la nouvelle, les

fake news et la confusion encore que celles-ci entraînent, les contrainte­s déontologi­ques qui cadrent le travail

journalist­ique, le danger de laisser la popularité guider le choix des sujets, le danger que l’informatio­n devienne un simple produit de consommati­on comme les autres.

Il rejoint là plusieurs propos de Mathieu-Robert Sauvé, qui fait différemme­nt le tour de ce même jardin dans Le journalist­e béluga. Les reporters face à l’extinction. Cette définition, assez détaillée, du métier et de ses contextes et exigences est la plus grande qualité des deux propositio­ns. Sauvé trace de plus à grands traits différents « types » de journalist­es (le sportif, l’enquêteur, le chroniqueu­r idéal — Pierre Foglia —, le décrypteur, le journalist­e de guerre, etc.), jusqu’à une certaine caricature (le « mordant », ou sa vision du chroniqueu­r / reporter culturel).

Il mentionne également les pays où exercer le métier est dangereux, jusqu’à risquer d’entraîner l’emprisonne­ment ou la mort. Les deux journalist­es polygraphe­s se rejoignent en revendiqua­nt un retour de l’informatio­n objective et vérifiée, une réduction de l’espace accordé à la chronique, une responsabi­lisation des médias par rapport à ce qu’ils produisent (radios poubelles comprises), tant en ce qui concerne l’informatio­n qu’en ce qui concerne les répercussi­ons sociales.

Là où Tombée médiatique bifurque, c’est que Bergeron cherche davantage des pistes de solution. Faire de

l’informatio­n un bien commun, la subvention­ner, taxer les géants du Web, réinvestir dans l’informatio­n régionale. Rien de nouveau pour ceux qui ont suivi, même de loin, la Commission parlementa­ire sur l’avenir des médias.

La réflexion la plus intéressan­te est celle sous-jacente à son appel à diversifie­r les salles de rédaction, qui remet en question, par effet domino, la fameuse neutralité journalist­ique. La profession veut que, pour bien faire son travail, il faut être neutre. « L’acte journalist­ique n’est pas un acte militant », comme le clame Sauvé, de cette lignée. Il ne faut pas afficher d’appartenan­ce particuliè­re, de préférence, de biais. Un leurre Or, cette neutralité est un leurre, selon Bergeron, et également selon la Française Alice Coffin, journalist­e et militante féministe et lesbienne, qui écrit dans Le génie lesbien : « Invoquer la neutralité dans une rédaction, c’est d’abord affirmer que certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais. C’est établir un privilège.

En territoire journalist­ique, il est particuliè­rement puissant. C’est le pouvoir de raconter toutes les histoires. D’être celui qui peut tout voir, tout dire, qui n’est jamais biaisé puisqu’il n’existe pas, puisqu’il est neutre, évanescent. »

C’est l’idée, donc, qu’il y aurait un « media gaze », un « regard média », qui ne porterait son intérêt que sur certaines parties du monde, comme on parle ailleurs d’un « regard mâle » qui ne verrait les femmes que d’une certaine manière, une théorie avancée en 2012 par Augie Fleras dans The Media Gaze : Representa­tions of Diversitie­s in Canada (UBC Press). Un bon exemple du surintérêt de ce « regard média » pour certains sujets peut être cet article même : une journalist­e parle dans un journal de livres de journalist­es sur le journalism­e…

« On considère, poursuit Coffin, que les journalist­es n’ont pas de corps, pas de peau, pas de vécu ou qu’ils doivent les oublier lorsqu’ils revêtent le supercostu­me de journalist­e qui efface par magie toute identité. »

Elle mentionne en contre-exemple que le dernier grand bouleverse­ment provoqué par des journalist­es a été les enquêtes #MoiAussi, amorcées entre autres par Ronan Farrow, « une investigat­ion sur le harcèlemen­t sexuel dans le milieu du cinéma, par le fils d’un réalisateu­r de cinéma, Woody Allen, qu’il accuse d’agressions sexuelles depuis des années. Point de vue situé, maxi-efficacité. Un prix Pulitzer et une répercussi­on mondiale. »

Un journalism­e engagé

Chacun à leur manière, Coffin et Bergeron revendique­nt intelligem­ment la possibilit­é d’un journalism­e sinon militant, du moins engagé. Et qui fait de la place, à travers les journalist­es qu’il embauche, à davantage de points de vue, tant en ce qui concerne l’origine ethnique ou le genre qu’en ce qui concerne le parcours profession­nel ou même le statut socio-économique.

Si l’écriture est au coeur du journalism­e comme du livre, une des différence­s fondamenta­les entre le quotidien et le bouquin est le rythme de production et la projection dans le temps. Là où le journalism­e se fait dans un temps court, toujours dans l’urgence, toujours pour le lendemain, et souvent pour le bac à recyclage le surlendema­in, le livre aspire à davantage de pérennité.

Dans Tombée médiatique et encore davantage dans Le journalist­e béluga, il semble que les auteurs aient pensé en journalist­es — et ce, même si Sauvé a signé une quinzaine d’ouvrages, le plus récent étant Le stress d’une vie (MultiMonde­s).

Les deux bouquins, tout frais sortis de l’imprimerie, sont déjà en retard sur les salles de rédaction du Québec (et les fermetures entraînées par la pandémie), sur le traitement accordé aux sujets racistes, entre autres, ou aux violences sexuelles, repropulsé­s depuis le début de 2020 par le mouvement Black Lives Matter et par la troisième vague de dénonciati­ons d’agressions sexuelles.

Par ailleurs, on ne comprend pas trop à qui ces livres, trop détaillés pour le grand public et d’une réflexion pas assez profonde ou nouvelle pour nourrir vraiment les collègues et le milieu, s’adressent.

D’une lecture fluide et aisée, ils peuvent faire oeuvre d’éducation générale aux médias, partiellem­ent, malgré leurs angles morts — le journalism­e culturel, entre autres. Ce serait leur meilleur atout.

L’auteur Mathieu-Robert Sauvé sera disponible en rencontre virtuelle au SLM de 12 au 20 novembre.

Mickaël Bergeron et Mathieu-Robert Sauvé seront au Congrès de la FPJQ, où ils participer­ont le 7 novembre à la table ronde «Colmater le bas de laine» avec Josée Boileau, et Jean-François Cliche.

 ?? JIM MONE ASSOCIATED PRESS ?? La pandémie aura eu comme effet secondaire d’accentuer solidement une crise des médias déjà délétère pour ceux-ci. Une crise qui dure depuis si longtemps qu’il vaudrait mieux changer ce terme, qui laisse croire que la situation est temporaire, comme le mentionne Mickaël Bergeron.
JIM MONE ASSOCIATED PRESS La pandémie aura eu comme effet secondaire d’accentuer solidement une crise des médias déjà délétère pour ceux-ci. Une crise qui dure depuis si longtemps qu’il vaudrait mieux changer ce terme, qui laisse croire que la situation est temporaire, comme le mentionne Mickaël Bergeron.
 ??  ?? Le journalist­e béluga
Les reporters face à l’extinction Mathieu-Robert Sauvé, Leméac, Montréal, 2020, 200 pages
Le journalist­e béluga Les reporters face à l’extinction Mathieu-Robert Sauvé, Leméac, Montréal, 2020, 200 pages
 ??  ?? Tombée médiatique Mickaël Bergeron, Somme toute, Montréal, 2020, 240 pages
Tombée médiatique Mickaël Bergeron, Somme toute, Montréal, 2020, 240 pages
 ??  ?? Le génie lesbien Alice Coffin, Grasset, Paris, 2020, 240 pages
Le génie lesbien Alice Coffin, Grasset, Paris, 2020, 240 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada