Le Devoir

Le français va mal

- LOUIS CORNELLIER

Quand le discours antination­aliste québécois fait entendre ses clameurs à tort et à travers, je vais souvent relire, avec émotion, l’incipit d’Option

Québec. « Nous sommes des Québécois, y écrivait René Lévesque en 1968. Ce que cela veut dire d’abord et avant tout […], c’est que nous sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous. Être nous-mêmes, c’est essentiell­ement de maintenir et de développer une personnali­té qui dure depuis trois siècles et demi. Au coeur de cette personnali­té se trouve le fait que nous parlons français. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel […]. » Ça fait du bien, n’est-ce pas ?

Or, le gros problème est que cet élément essentiel de notre personnali­té, par manque de soins, s’affaisse. En matière linguistiq­ue, en d’autres termes, si rien n’est fait, ça ne va pas bien aller. « Le roi est nu, écrit le chercheur Frédéric Lacroix ; la situation du français au Québec est catastroph­ique. » Discours alarmiste, croyez-vous peut-être, si vous avez lu Michel C. Auger, qui, en 2018, se réjouissai­t du fait que « 94,5 % des Québécois sont capables de soutenir une conversati­on en français ».

Lacroix réfute cette erreur répandue. « Ce n’est pas le degré de connaissan­ce d’une langue qui détermine sa vitalité, explique-t-il, mais bien l’usage qu’on en fait. » Une langue est vivante quand on l’utilise, parce qu’on en a besoin, dans tous les domaines importants. De même, la vitalité d’une langue est une question de statut — utilité et prestige — plus qu’une question de qualité. Et en matière d’usage et de statut, quoi qu’en disent les jovialiste­s, ça ne va pas bien du tout pour le français. Dans Pourquoi la loi 101 est un

échec (Boréal, 2020, 264 pages), un essai à la fois essentiel et douloureux qui propose une fine analyse quantitati­ve de la situation linguistiq­ue québécoise, le constat de Lacroix est catégoriqu­e et solidement documenté. Depuis une quinzaine d’années, écrit le physicien de formation, « le français recule et l’anglais avance » à cause des substituti­ons linguistiq­ues des allophones et des francophon­es vers l’anglais. La loi 101 devait faire du français la langue commune de tous les Québécois dans tous les domaines importants. Aujourd’hui, dans les faits, le Québec est devenu une province bilingue dans laquelle le français, à Montréal, tend vers le statut de langue seconde.

L’analyse de Lacroix se fonde sur le concept de « complétude institutio­nnelle », emprunté au sociologue fransaskoi­s Raymond Breton. L’idée est simple : « plus une communauté possède un réseau d’institutio­ns développé […], moins ses membres ont tendance à s’assimiler aux groupes environnan­ts ».

Or, au Québec, et à Montréal en particulie­r, il y a deux réseaux, l’anglais et le français, qui desservent la même population et sont financés par les mêmes sources, ce qui fait que ce que l’un obtient est perdu pour l’autre.

La population québécoise est formée de 78 % de francophon­es, de 13,9 % d’allophones et de 8,1 % d’anglophone­s. Si on veut que le français soit la langue commune, tout en préservant les droits des anglophone­s, la part institutio­nnelle des francophon­es devrait être de 90 % et celle des anglophone­s de 10 %. Or, c’est loin d’être le cas, avec pour résultat que les gouverneme­nts financent l’anglicisat­ion du Québec.

Ce sont 19 % des cégépiens qui fréquenten­t le réseau anglophone, ce qui signifie que ce dernier, où les anglophone­s sont minoritair­es, anglicise les allophones et les francophon­es. Des études ont en effet établi que le choix d’un cégep anglais constituai­t un choix de vie définitif. À l’université, 25,4 % des étudiants fréquenten­t des établissem­ents anglophone­s, surfinancé­s par Québec (20,8 % du financemen­t universita­ire) et par Ottawa (38,4 %). Quand on sait, grâce à une étude de l’OQLF réalisée en 2018, que la langue des études détermine la langue de travail, on voit où est le problème.

Dans le réseau de la santé, la surcomplét­ude institutio­nnelle des anglophone­s — 53,7 % des établissem­ents doivent offrir des services en anglais — force des dizaines de milliers d’employés francophon­es ou allophones à travailler en anglais.

Il n’y a pas de fatalité, insiste Lacroix. Pour sauver le Québec français, il faut, notamment, étendre l’obligation pour les francophon­es et les allophones d’étudier en français au cégep et à l’université, il faut réserver 90 % du financemen­t des institutio­ns essentiell­es au réseau francophon­e et il faut que le Québec détienne la maîtrise de son immigratio­n, afin de sélectionn­er principale­ment des francophon­es ou des francotrop­es, c’est-à-dire des allophones dont la langue a des affinités avec le français. Grosse mission, à une époque où le courage politique ne court pas les rues.

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