Le Devoir

Garde-manger boréal

First We Eat suit pendant un an une famille qui s’est mise au défi de se nourrir de produits locaux

- CRITIQUE FRANÇOIS LÉVESQUE

La petite ville de Dawson, au Yukon, est située au confluent de deux rivières. Et tout au bout de l’unique route qui s’y rend, à trois cents kilomètres du Cercle arctique. Bref, c’est loin. Il y a quelques années, un glissement de terrain força la fermeture de ladite route. En deux jours, les étagères des épiceries se vidèrent. Cet épisode ébranla Suzanne Crocker qui, dès lors, se mit à cogiter. De sa réflexion naquit une propositio­n qu’elle soumit à son mari, Gerard, et à leurs enfants, Sam, Kate et Tess : et s’ils se nourrissai­ent exclusivem­ent de produits locaux pendant un an ? Dans la maisonnée, stupeur et tremblemen­ts. Persuasive, cette ancienne médecin devenue réalisatri­ce en 2009 parvint à convaincre son monde, récalcitra­nt néanmoins, comme on le constate dans First We Eat.

Dès le début de son documentai­re en forme de journal de bord, Suzanne Crocker jette les bases du pari familial, qui consiste à ne consommer que des aliments pouvant être « chassés, pêchés, cueillis, cultivés et élevés » dans les environs immédiats de Dawson. À la perspectiv­e de manquer de sel, de sucre et de caféine, on panique à tour de rôle. De recherches en expériment­ations, des substituts sont trouvés, avec à la clé des commentair­es d’une franchise impitoyabl­e de la progénitur­e d’âge préadolesc­ente à quasi-maturité.

Pour autant, les enfants participen­t activement aux cueillette­s et à divers préparatif­s, quoiqu’il faille parfois les rappeler à l’ordre pour les tâches ménagères : la quantité de vaisselle à laver augmente considérab­lement quand on prépare tout — mais tout — soi-même. Déterminée mais pas aveuglée, l’initiatric­e du projet se demande à voix haute, lors d’un de ses moments de confession à la caméra, si elle n’est pas en train de torturer ses enfants. Non, bien sûr.

Elle-même ne s’épargne pas. Végétarien­ne convaincue, elle décide par exemple, en amont, de se remettre à la viande pour l’année. Comme elle le précise, elle ne s’est en outre jamais trouvée à sa place dans une cuisine. Or, voici que de son propre chef, elle doit y passer une très importante partie de ses journées. Quant à son conjoint, Gerard, qui continue à travailler comme médecin afin de pourvoir sur le plan financier, il l’appuie entièremen­t, ses réserves à lui ne devenant apparentes qu’au mi-temps, par son « non-verbal » (joyeux drille au commenceme­nt, il paraît alors complèteme­nt éteint).

Réussira, réussira pas ?

Le documentai­re sort souvent du confinemen­t de la maison, la réalisatri­ce rendant visite à différents voisins qui cultivent du maïs, font pousser des pommes (!), ont une fermette laitière, etc. En cours d’année, on revient à eux, notamment pour vérifier l’état des cultures après un gel soudain. La plupart de ces intervenan­ts sont des tenants de la philosophi­e qu’en est à explorer Suzanne Crocker, à savoir que l’autosuffis­ance est indispensa­ble face à la précarité du monde. À cet égard, on demeure ici dans le pragmatism­e davantage que le survivalis­me à tous crins.

Sur le plan technique, First We Eat est réussi. En cela qu’il ne s’agit pas d’un long reportage sans prétention, mais d’un film doté d’un sens de l’image appréciabl­e et d’un réel souffle narratif, celui-ci aidé par un montage des plus efficaces. Énormément d’informatio­n passe sans qu’on sente la moindre trace de didactisme.

Surtout, Suzanne Crocker parvient à établir un équilibre entre l’intime, au sein de sa famille, et l’universel, lors des nombreuses séquences captées dans la nature. D’ailleurs, la nécessité de remplir le congélateu­r de viande pour l’hiver donne lieu à un moment d’incertitud­e prenant alors que Sam et son père reviennent à répétition bredouille­s de la chasse à l’orignal.

Cela dit, sachant que les trois enfants ont accepté de participer sous condition de pouvoir se retirer à leur guise, l’élément de suspense le plus important consiste à savoir si le pari familial sera ultimement tenu ou non. First We Eat est offert en VSD à cinemadupa­rc.com

First We Eat (V.O.)

1/2 Documentai­re de Suzanne Crocker. Canada, 2020, 101 minutes.

 ?? KINOSMITH ?? Sur le plan technique, First We Eat est réussi. En cela qu’il ne s’agit pas d’un long reportage sans prétention, mais d’un film doté d’un sens de l’image appréciabl­e et d’un réel souffle narratif, celui-ci aidé par un montage des plus efficaces.
KINOSMITH Sur le plan technique, First We Eat est réussi. En cela qu’il ne s’agit pas d’un long reportage sans prétention, mais d’un film doté d’un sens de l’image appréciabl­e et d’un réel souffle narratif, celui-ci aidé par un montage des plus efficaces.

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