Le Devoir

Repenser la crise d’Oka

Comment mieux cerner les origines et les conséquenc­es de cette crise autrement plus complexe que les simples apparences ne le laissent croire ?

- CRITIQUE JEAN-FRANÇOIS NADEAU

À l’été 1990, un terrain de golf situé à Oka, en périphérie de Montréal, entend s’agrandir en rognant sur l’espace occupé par une pinède. Il en résulte, contre toute attente, une intensific­ation fulgurante des tensions entre les Autochtone­s de la communauté mohawk et le pouvoir de l’État. Des coups de feu sont échangés. Il y a un mort. L’armée canadienne intervient avec ses blindés. Relater cette escalade sur la base de ces seuls faits suffit-il à mieux comprendre ce qui s’est vraiment joué à Oka cette année-là ? Le documentai­re Oka, 30 ans après affiche l’ambition de nous aider à améliorer notre compréhens­ion des événements, sans y parvenir tout à fait.

Le spectateur est invité à suivre, comme guides, deux vedettes de la chanson rap, Samian et Biz. Les deux y chantent d’ailleurs, en ouverture comme en conclusion, leur volonté d’en arriver à une meilleure fraternité en société. C’est bien joli. Mais encore ?

D’entrée de jeu, on se demande pourquoi la télévision, chaque fois qu’il est question d’histoire, se sent dans l’obligation de faire appel à des vedettes sorties du contexte de leur véritable compétence. Est-ce par manque d’imaginatio­n ? Biz tout comme Samian sont charmants dans leur rôle de faire-valoir. Mais en quoi le fait que Biz, par exemple, conçoive avec bonheur le fait que son identité québécoise puisse s’arrimer au rêve de métissage rapporté par Samuel de Champlain nous éclaire-t-il sur la manière dont l’histoire, en vérité, s’est bel et bien jouée ?

Fin de non-recevoir

« Nous ne discuteron­s pas », clame Robert Bourassa, à l’été 1990, en réponse aux Autochtone­s qui ont dressé des barricades pour se faire entendre. Ce sera la bouche des armes qui parlera, au nom du pouvoir de l’État. Il y aura du sang, des blessés, des blessures jamais cicatrisée­s, des larmes jamais séchées et, presque par miracle, un seul mort. Un mort de trop.

Il y a dans ce documentai­re quelques images d’archives auxquelles on ne s’habituera jamais. Celle de ce convoi de voitures, constitué de femmes et d’enfants autochtone­s, qui tentent de gagner des lieux plus paisibles. Le convoi est attaqué à coups de pierres par des centaines de Québécois. Tout cela se déroule sous le regard impassible de policiers qui ne lèvent pas même le petit doigt pour empêcher cette disgrâce aux allures de lapidation.

Trente ans plus tard, le ministre fédéral des Services aux Autochtone­s, Marc Miller, affirme avoir retenu la leçon : pas question de faire intervenir l’armée dans des conflits intérieurs de ce type, affirme-t-il, après avoir connu, en début d’année 2020, un blocus pancanadie­n des chemins de fer en appui au peuple Wet’suwet’en et à son opposition au projet de gazoduc Coastal GasLink.

Guerrier

C’est à l’ombre de la pinède où s’est jouée une partie de la crise que Biz interviewe le grand chef du conseil mohawk de Kanesatake, Serge Otsi Simon. « Nos terres ont été illégaleme­nt enlevées », explique le chef Simon. Il fait par ailleurs remarquer que les Québécois de langue française et les Autochtone­s ont en commun d’être dans une situation précaire au Canada, des propos qui ont l’art de plaire à Biz.

Il ne reste plus qu’environ 70 locuteurs de la langue mohawk, dit le chef Simon. Des traditiona­listes affirment qu’une renaissanc­e de cette langue est encore possible, tout en critiquant par ailleurs la légitimité du pouvoir qu’incarne ce chef, ce qui rend tendue la vie communauta­ire.

Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake, explique que tous les hommes de sa communauté sont considérés, de tout temps, comme des warriors, des guerriers si l’on veut, traduction en tout cas du mot rotisken’ra : kete. Voilà leur statut, en tant qu’hommes adultes.

Au moment de la crise de 1990, les médias québécois laissaient entendre qu’une majorité des warriors dans la pinède venaient de l’État de New York. Ils réduisaien­t ainsi la compréhens­ion du conflit à des limites territoria­les rejetées par les Autochtone­s, tout en ne situant leurs actions que dans l’espace trop étroit d’un sous-bois.

En réalité, affirme Kenneth Deer, il s’agissait bien d’hommes unis par une même appartenan­ce à l’identité mohawk. « Des gens sont venus de partout pour aider », dit-il. Pas seulement des Mohawks d’ailleurs, mais aussi d’autres nations autochtone­s. Car c’était là leur devoir. » Kenneth Deer s’y trouvait aussi, comme négociateu­r, alors qu’il travaillai­t d’ordinaire dans une école. « Ils étaient des gens bien ordinaires. […] Ils n’avaient pas la fibre politique avant tout ça. Ils étaient sincères dans leur désir de protéger le territoire. Ça n’avait rien à voir avec les cigarettes ou les armes. Ils défendaien­t le territoire. »

Ce documentai­re donne la parole à quelques acteurs institutio­nnels, témoins de la crise de 1990, de même qu’à quelques figures d’aujourd’hui. Il laisse cependant dans l’ombre le témoignage de ces gens ordinaires, bien nombreux pourtant.

Pour Kenneth Deer, il n’est pas question de revenir au temps d’avant Jacques Cartier. Cependant, tout le territoire de l’île de Montréal et des environs appartient à son sens de plein droit aux Mohawks. Personne n’intervient dans ce documentai­re pour mieux situer et baliser historique­ment de telles prétention­s territoria­les.

C’est à l’historien généralist­e Éric Bédard, habitué des médias, qu’on a demandé d’expliquer ce qu’était la société d’Amérique avant la colonisati­on européenne. Au temps de la colonisati­on de la vallée du Saint-Laurent, explique Bédard en de grandes enjambées, « la présence autochtone va devenir un peu embarrassa­nte, on va un peu les repousser ».

L’euphémisme ici est de taille. La dimension coloniale, à l’entendre, ne se cristallis­e que bien plus tard, sous le régime anglais, par une loi sur les Indiens de 1876. « À partir de là, on est dans un système vraiment colonial, paternalis­te. L’État fédéral est le tuteur des autochtone­s. »

N’y avait-il pas de véritables spécialist­es de l’histoire du monde autochtone sur qui ce documentai­re aurait pu compter ?

L’évolution des mentalités

« Il n’y a pas grand-chose qui a évolué depuis » Oka, observe en tout cas Florent Vollant, le chanteur innu. Un son de cloche tout à fait différent s’entend chez John Parisella. Au temps de la crise d’Oka, avant de devenir le biographe du controvers­é entreprene­ur Lino Saputo, Parisella agissait à titre de chef de cabinet adjoint du premier ministre Bourassa. Pour lui, les choses ont beaucoup évolué. À titre d’exemple de progrès, il évoque la paix des braves, signée par le premier ministre Bernard Landry. Mais la situation a-t-elle à ce point changé lorsqu’on regarde les résultats, par exemple, de la Commission Viens ?

En 1990, le premier ministre Bourassa parlait, dans le langage lissé des politicien­s, d’une « réconcilia­tion possible et souhaitabl­e avec les groupes autochtone­s ». S’agissait-il simplement de mots ?

On croirait, en tout cas, entendre avant la lettre le même discours qu’aujourd’hui. Celui que Samian et Biz interprète­nt à leur façon, dans une jolie chanson, pleine de bons sentiments, qui sert de conclusion à ce documentai­re où le spectateur demeure, malheureus­ement, sur son appétit.

 ?? HISTORIA ?? Biz (à gauche) et Samian dans la pinède d’Oka, où s’est jouée une partie de la crise.
HISTORIA Biz (à gauche) et Samian dans la pinède d’Oka, où s’est jouée une partie de la crise.

Newspapers in French

Newspapers from Canada