Comme un grand cri de soulagement
Les démocrates de la Pennsylvanie et du New Jersey célèbrent un changement politique qu’ils attendaient depuis quatre ans
Mine radieuse, musique rap et cris de joie. Crystal Hutchinson était toujours dans l’euphorie de la veille, et continuait le party au centre-ville de Wildwood, au New Jersey, État voisin de la Pennsylvanie, dimanche après-midi, avec ses amies de l’organisation politique nommée Indivisible. Depuis l’entrée en fonction du président américain, le 20 janvier 2017, le groupe combat, dans le comté de Cape May, la « rhétorique de la haine ». Et au lendemain de l’annonce de la victoire annoncée de Joe Biden, la jeune militante voulait faire durer l’instant présent.
« Ce résultat vient de faire rentrer de l’air frais dans la maison, a-t-elle dit, tout en répondant avec des signes de la main aux quelques voitures klaxonnant depuis la route pour soutenir leur regroupement, dans cette région plutôt conservatrice de l’État. On peut enfin recommencer à respirer. Cela faisait quatre ans que l’on retenait notre souffle. »
Il y a eu l’attente. Il y a eu les doutes. Il y a maintenant l’excitation pour plusieurs électeurs, dont Nick, venu se remettre d’une soirée festive sur la plage de Stone Harbor avec deux amis dimanche matin. « La bière a coulé à flots pour accompagner la bonne nouvelle, a-t-il admis, la mâchoire encore un peu lourde. Les quatre dernières années ont été éprouvantes. Ce qui s’en vient ne peut pas être aussi mauvais. »
Un peu plus loin, un homme promenait ses deux chiens, mais a préféré ne pas commenter la victoire de Biden. « Je suis trop à l’envers », dira-t-il simplement, sans plus de détail, avant de poursuivre son chemin vers les escaliers de bois traversant la dune, pour gagner la ville.
Samedi après-midi, au coeur de Philadelphie, John McGuagan était lui aussi rongé par l’émotion. Mais il s’est montré plus loquace : « Je suis très en colère à cause de la fraude massive dans ce pays », a-t-il dit, devant le centre de dépouillement du vote de la Pennsylvanie où le destin politique du candidat démocrate s’est finalement joué. Ici, dans le berceau de la démocratie américaine. « Nous allons recompter les votes à la main et déterminer que Donald Trump est le véritable gagnant. Les démocrates ont fait de cette élection une farce. »
Contestations
Dimanche, le président américain a une énième fois soutenu la thèse de la fraude sur Twitter en qualifiant, au lendemain du discours de victoire de Joe Biden à Wilmington, au Delaware, « ces gens » de « voleurs ». Le réseau social a considéré le message comme étant « contestable ». Les organisations électorales des grandes villes « sont corrompues », a ajouté Donald Trump. « C’était une élection volée. Le meilleur sondeur de Grande-Bretagne a écrit ce matin qu’il s’agissait à l’évidence d’une élection volée, qu’il était impossible d’imaginer que Biden devançait Obama » dans certains États comme la Pennsylvanie, prétend-il dans son message.
Depuis mercredi, l’équipe d’avocats du président multiplie les contestations du vote dans plusieurs États, dont la Pennsylvanie. De la poudre aux yeux, puisqu’ils « ne présentent aucune preuve accablante d’irrégularités qui permettrait d’invalider assez de votes pour faire changer les résultats, note le politicologue Vin Arceneaux, de la Temple University de Philadelphie, en entrevue au Devoir. Il est donc extrêmement improbable qu’ils l’emportent devant les tribunaux ».
Il ajoute : « Biden est également de plus en plus proche d’une victoire en Arizona et en Géorgie. Le vent est clairement en train de tourner, contre Trump. Si j’avais un conseil à lui donner, je dirais que le moment est venu pour lui de se retirer avec dignité. »
« Donald Trump va essayer de rendre la suite des choses compliquées, mais pour moi, c’est simple, Joe Biden est le président désigné, et aucune poursuite devant les tribunaux ne va changer ça », a dit Janis Prevell, venue étoffer les rangs des partisans de la démocratie, samedi, à Philadelphie, dans les heures qui ont suivi l’annonce de la victoire démocrate.
« L’attente a été longue, mais nous y voilà, a résumé Jack O’Toole, cigare en main, assis au pied d’un bâtiment fédéral de la ville. Ma femme va enfin pouvoir se calmer. Depuis quatre ans, elle devient complètement folle à regarder chaque jour CNN. Elle suit même les discussions du Sénat sur C-SPAN [la chaîne politique américaine], et ça l’enrage. Cette journée, je la vois comme une libération, autant pour moi que pour le pays. »
Loin du fantasme de la fraude, « la victoire de Biden est surtout en grande partie due à sa solide performance dans les banlieues de Philadelphie et de Pittsburgh, selon Vin Arceneaux. Cette tendance était déjà perceptible lors des élections de mi-mandat de 2018. La Pennsylvanie semble être devenue le microcosme de changements plus larges dans les coalitions de partis, les démocrates gagnant plus d’électeurs blancs diplômés d’université et les républicains cimentant leurs gains parmi les électeurs blancs sans diplôme ».
Le phénomène vient également nourrir le clivage entre les villes et les régions de l’État, comme ailleurs dans le pays, clivage « que l’on n’est pas près de voir disparaître », ajoute-t-il. « La polarisation des partis aux ÉtatsUnis s’est enracinée dans des différences culturelles qui transcendent le type de politiques économiques que les démocrates pourraient chercher à mettre en place, comme rameau d’olivier, dans les zones rurales. »
Dimanche, à Wildwood, Shayla Woolfort, du groupe Indivisible, avait elle aussi la joie au coeur, mais la lucidité affichée aussi devant la division dans son pays. « On ne peut pas résoudre ce problème, surtout tant que les partisans de Trump ne vont pas accepter les résultats de l’élection. »
« C’est désolant de voir une course aussi serrée après quatre ans de trumpisme, a-t-elle ajouté. Mais c’est rassurant aussi de voir que la majorité des électeurs ont pris la bonne décision en choisissant l’amour plutôt que la haine. »
Autour elle, la musique, les couleurs et les cris donnaient un air d’été à cet automne politique. « Aujourd’hui, on célèbre [la victoire], a dit Crystal Hutchinson. Mais lundi, on se remet au travail, car il en reste encore beaucoup à faire. »
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat–Le Devoir.