Le Devoir

Le cochon

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Depuis mes bien-aimés Cantons-de-l’Est, je me dresse, sur la pointe des pieds, pour mieux pointer le nez vers les États-Unis afin d’y jeter un oeil. Que se passe-t-il, de l’autre côté de la frontière, là où, avant la pandémie, nous avions tous ou presque l’habitude d’aller au minimum une fois par année, surtout au temps des vacances d’été ? Les États-Unis se trouvent physiqueme­nt dans une sorte de prolongeme­nt naturel de nous-mêmes, au point d’habiter encore et toujours nos pensées, même quand nous ne pouvons plus les visiter. Le poids de ce pays sur notre propre vie est tel que nous ne nous relevons pas de le voir être écrasé sous la masse de ses bassesses.

Le trumpisme, comme on appelle ce courant populiste, donne jusqu’au bout des images inouïes. Ce président, habitué à délayer sa grossièret­é pour en badigeonne­r tout ce qui l’entoure, a beau être battu, peut-on considérer pour autant que son règne sur les conscience­s soit terminé ? Quand on voit, de ce côté-ci de la frontière, l’allant qu’il a donné à des conscience­s troublées, on peut se poser la question. Peut-on seulement imaginer, au Québec, un autre moment dans le temps où des gens, animés par autant de valeurs réactionna­ires, aient pu manifester leur affection pour un président étranger, tout en osant se proclamer « patriotes » ? Tous les repères sont bousculés, sauf ceux du capitalism­e, qui ne s’est jamais autant engraissé sur le dos des gagne-petit.

L’indéniable talent de Trump pour rebondir d’un bluff à l’autre, confiant que toute sa camelote, peu importe, finira par être engloutie dans le vaste trou noir numérique, n’aura cessé d’étonner le monde entier. Le trumpisme s’est durablemen­t imprégné dans les conscience­s, partout sur la planète. Il nous a appris à croire aux choses qui ne peuvent pas arriver, puisque ce sont souvent celles qui arrivent désormais.

À la ligne d’arrivée de la course électorale américaine, les images de ces citoyens qui réclament, à grands cris, le poing en l’air, qu’on cesse de compter les votes, à l’instar du président lui-même, ont quelque chose de saisissant. Est-ce que dans ce pays, toujours prêt à donner des leçons de démocratie, au point d’en oublier la sienne, chaque vote n’est pas censé compter ? Ces images de déroute d’un système vont rester.

Les faits sont la matière première de l’informatio­n et des opinions qui peuvent en découler. Sous Trump, comme au temps de toutes les dérives totalitair­es, on se sera vu répéter que les faits peuvent être « alternatif­s », c’est-à-dire qu’il n’est nul besoin de s’accorder sur ce qui existe ou pas avant de proférer ceci ou cela. Les faits, sous Trump, ont été remplacés par des sensations, variables, auxquelles on en vient à superposer la réalité qui nous convient le mieux, en rognant ce qui pourrait oser en dépasser, à coups de hache s’il le faut. Ainsi la liberté d’opinion est-elle devenue, dans ces conditions, une triste farce. Et dans ce cirque tragique, comme de raison, vouloir enterrer les médias allait de soi.

La moitié du pays le plus puissant du monde appuie l’action d’un chef autoritair­e, raciste, complotist­e, menteur, antiscient­ifique, misogyne et prêt, au demeurant, à court-circuiter tout processus démocratiq­ue tandis qu’il joue au golf. « J’ai maquillé un porc », avait fini par avouer, en 2016, Tony Schwartz, le rédacteur fantôme des mémoires de Trump, regrettant amèrement d’avoir contribué à édifier son image. Après avoir vu aller Trump pendant quatre ans, après avoir constaté qu’il n’était pas même en mesure de concrétise­r ses dires — qu’il soit question d’un mur, de la promesse de livrer sa déclaratio­n de revenus personnell­e ou un système de santé digne de ce nom —, les Américains sont restés scotchés au plancher, sous le poids de ses emportemen­ts, bien prévenus de ce qu’il était, c’est-à-dire l’ombre d’une ombre d’un homme d’État. Et pourtant, au final, la moitié du pays en a redemandé.

Il y a un dicton, en temps d’élection, qui s’applique aux population­s dont les allégeance­s sont réputées immuables. On dit, dans ces cas-là, que même un cochon se ferait élire, ce qui illustre assez bien le degré d’aveuglemen­t où sombre alors la démocratie.

Au Dakota du Nord, un propriétai­re de ranch, David Andahl, a été élu, début novembre, comme représenta­nt républicai­n. Or l’homme était décédé le 5 octobre de la COVID-19. Un macchabée ou un cochon peut bien triompher quand la distorsion de toute réalité s’autorise désormais à gouverner l’humanité.

Fénelon, dans ses Dialogues des morts, publié en 1712, avait avancé que « la patrie d’un cochon se trouve partout où il y a du gland ». Parlait-il de ceux prêts à déserter toute convenance pour ne se soucier, comme l’aura montré Trump, que des intérêts économique­s des puissants ? « On les appelle cochons par charité », écrivait Fénelon, avant d’ajouter qu’en réalité « ce sont des égoïstes, des ingrats, et surtout des traîtres ».

Dans l’Odyssée d’Homère, les compagnons de l’aventurier qui sont mis en esclavage prennent la forme de cochons. L’affranchis­sement de cet esclavage dans lequel les a plongés la magicienne Circé, grâce à un mauvais sort, supposait que ces bêtes perdent d’abord leurs soies. Chez les anciens, les cérémonies d’affranchis­sement de l’esclavage passaient par le fait d’être d’abord rasé, afin d’être plus beau, en suggérant que cela aidait à voir plus loin. Mais qu’arrive-t-il quand tout le monde, devenu esclave des apparences, se gave de glands et demeure aveugle ?

« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre » C’est par ces mots qu’Orwell conclut La ferme des animaux. Et c’est par eux, on l’aura bien vu aux États-Unis, que peut débuter le drame de toutes les soumission­s.

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