Le Devoir

Loi 21 et responsabi­lité des chefs religieux

- Maurice Angers Sociologue et auteur

Admettons d’abord, et c’est devenu de plus en plus clair en examinant les prises de position respective­s du Québec et du ROC, que notre conception du vivre-ensemble diffère de celle du reste du Canada. La question de la laïcité est probante à cet égard. Et ce n’est pas une affaire d’opinion, mais une réalité ancrée dans notre histoire particuliè­re au Québec.

Nous avons eu au Québec un passé religieux très marquant. Grosso modo, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, les Canadiens français ont vécu sous la chape de dirigeants religieux catholique­s. Ces derniers prétendaie­nt avoir le droit de diriger non seulement leur vie spirituell­e, mais aussi leur vie sociale, sous l’égide de l’idéologie ultramonta­ine. Dans les églises, où tous les Canadiens français, à quelques exceptions près, se réunissaie­nt pour prier, la prédicatio­n des chefs religieux allait au-delà de la sphère spirituell­e. Il leur était permis tout autant d’orienter le vote des électeurs, en leur rappelant, par exemple, que le ciel est bleu et l’enfer est rouge (ou libéral), que de prescrire le nombre d’enfants qu’une femme devait accepter d’avoir. Cet envahissem­ent de la vie publique et privée de leurs fidèles est devenu graduellem­ent insupporta­ble après la Seconde Guerre mondiale. Le sommet fut atteint dans les années 1960, et les églises ont été désertées. Et, selon toute vraisembla­nce, les Québécois qui ont connu cette période et leurs descendant­s ne veulent surtout pas revenir en arrière.

Cette partie de l’histoire collective du peuple québécois devrait être connue et enseignée aux nouveaux arrivants et à leurs enfants. Ils comprendra­ient mieux que nous soyons heurtés par le discours multicultu­rel de la propagande fédérale qui veut consacrer les religions dans l’espace public. Les adeptes du multicultu­ralisme sont horrifiés par la loi 21 sur la laïcité au Québec et sont prêts à la contester jusqu’en Cour suprême du Canada. Pourtant, cette loi, bien comprise, demande simplement à quelques catégories de citoyens, de par

Qu’est-ce qui empêcherai­t les chefs religieux de mettre de l’eau dans leur vin ? Pourquoi imposer à leurs fidèles, sans aucune nuance, la nécessité d’afficher leurs croyances sur la place publique, les femmes en faisant les frais la plupart du temps ?

leurs fonctions dans l’appareil d’État, de garder une retenue quant à leurs conviction­s religieuse­s quand ils sont au travail. Encore une fois, c’est l’aboutissem­ent dans la société québécoise d’une longue lutte historique contre la mainmise du religieux dans les affaires publiques.

On peut se demander, en renversant la perspectiv­e, pourquoi il faudrait remettre en question cette loi québécoise plutôt que certaines prescripti­ons faites à leurs fidèles par les diverses Églises. Qu’est-ce qui empêcherai­t les chefs religieux de mettre de l’eau dans leur vin ? Pourquoi imposer à leurs fidèles, sans aucune nuance, la nécessité d’afficher leurs croyances sur la place publique, les femmes en faisant les frais la plupart du temps ? Leurs fidèles ne pourraient-ils pas y déroger dans certaines circonstan­ces sans craindre de représaill­es ? Pourquoi faudrait-il absolument afficher ses croyances religieuse­s partout et en tout temps ? Ne serait-il pas plus raisonnabl­e de modérer ses transports ?

Une illusion

Déroger n’est pas toujours scandaleux. J’ai pu le faire dans le passé en toute impunité et avec l’accord de l’autorité religieuse. Tout catholique sait que, pour communier à l’église, il doit être à jeun. Ce serait un péché mortel de transgress­er cette directive. Or, il s’adonne que j’ai obtenu sans difficulté une dérogation à cette obligation lorsque je servais la messe comme enfant de choeur dans les années 1950 à Montréal. Il allait de soi à l’époque que l’enfant de choeur que j’étais devait donner l’exemple en communiant au cours de la cérémonie. Or l’école commençait à 8 h 30, et la dernière messe matinale se terminait à 9 h. Un prêtre de ma paroisse m’a donc permis de communier même si je n’étais pas à jeun. Sans cette dérogation, non seulement j’aurais été pénalisé pour mon retard à l’école, mais j’y serais arrivé sans avoir pu déjeuner. Même dans ces années pré-Révolution tranquille, on se doutait bien qu’il n’était pas sain de laisser un enfant le ventre vide durant toute une matinée. Et pourtant, quel sacrilège ça aurait été pour les autres communiant­s d’avoir mangé avant de recevoir l’Eucharisti­e ! […] J’avais pour ma part, sans trop de difficulté­s, obtenu la permission de manger avant de communier. La foi, faut-il croire, ne fait pas foi de tout. Les dirigeants religieux des diverses Églises au Québec sont-ils si peu conciliant­s dans notre monde actuel ?

Si j’allais vivre dans un autre pays, devrait-on là-bas se plier à mes croyances religieuse­s ou à mon athéisme ? Poser la question, c’est y répondre. C’est pourtant ce que laissent croire les tenants du multicultu­ralisme ou de la neutralité à la canadienne. En changeant de pays, rien de ce côté ne devrait devoir être changé. C’est une illusion tellement forte qu’elle permet impunément au reste du Canada de traiter le gouverneme­nt du Québec de raciste à cause de sa loi 21. Le Québec apparaît ainsi intolérant et le reste du Canada, vertueux à l’extrême. Sur cette question comme sur bien d’autres, le Québec tient à sa différenci­ation. Pourquoi s’acharne-t-on jusqu’en Cour suprême à vouloir la faire entrer dans la conception multicultu­relle canadienne ? N’a-t-on pas reconnu la nation québécoise à la Chambre des communes après 1995, est-ce que cela n’était que de la poudre aux yeux ? Oublie-t-on que ce n’est pas sans raison que le Québec n’a pas paraphé la Constituti­on canadienne lors de son rapatrieme­nt en 1982 ?

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