Le Devoir

Demander l’asile et se retrouver à la merci d’exploiteur­s

Une famille arrivée au Québec en 2019 raconte son parcours difficile et humiliant

- KARLA MEZA INITIATIVE DE JOURNALISM­E LOCAL

Arrivant de peine et misère à couvrir leurs besoins de base avec le soutien financier de l’État, des milliers de demandeurs d’asile sont plongés dans un cycle d’exploitati­on en attendant de pouvoir obtenir un permis de travail.

Natalia, Luis et leurs deux enfants adolescent­s demeurent à Laval depuis leur arrivée au Québec en janvier 2019. En tant que demandeurs d’asile, les Mexicains d’origine autochtone ont été mis à l’épreuve, contraints à travailler dans des conditions très précaires pour arrondir leurs fins de mois. Les noms des demandeurs d’asile ont été modifiés pour éviter de nuire à leurs démarches auprès de la Commission de l’immigratio­n et du statut de réfugié au Canada.

Travailler sans permis

Avant de décrocher un emploi en règle comme préposée en entretien ménager de bureaux en février 2020, Natalia a été couturière à Laval puis journalièr­e dans des chantiers de constructi­on en Outaouais. « C’était dur, car je devais toujours courir après mon argent et on me payait souvent moins d’heures que celles que j’avais réellement travaillée­s », dit la mère de famille dans la quarantain­e, qui a dû attendre six mois avant d’obtenir son permis de travail.

« L’aide sociale suffisait pour payer le loyer et l’électricit­é, mais pour le reste on devait trouver des sous ailleurs », ajoute le père de famille, soudeur et peintre dans son pays d’origine. Parlant très peu le français, ils se joignent à plusieurs groupes hispanopho­nes sur Facebook où les offres de travail journalier défilent quotidienn­ement.

Travail en usine, agricole, en paysagemen­t ou en entretien ménager, chaque offre reçoit son lot de preneurs malgré l’ambiguïté des conditions de travail. « On nous payait parfois beaucoup moins que prévu, d’autres ne nous payaient pas du tout sous prétexte qu’on avait mal travaillé. On s’est fait avoir une fois sur deux ! » raconte Luis.

Au milieu de l’hiver 2019, Luis et son fils Daniel* sont recrutés pour travailler dans une ferme à Saint-Jude, pour 10 $ l’heure, où ils devaient ramasser les excréments des poules et des porcs, sans masque, bottes ou vêtements de protection, de 10 à 12 heures par jour. Pour seul équipement de travail : des pelles et des seaux.

« Il y avait plus d’un demi-mètre d’excréments accumulés. Nous prenions des bouffées d’air avant d’entrer pour pouvoir tolérer l’odeur nauséabond­e, c’était inhumain », raconte Luis.

« Je me sentais humilié, mais surtout démoli de voir mon fils travailler dans ces conditions. Je travaillai­s parfois les larmes aux yeux. On était comme des esclaves », nous confie Luis, ébranlé encore par ce vif souvenir.

Lorsqu’ils ont voulu quitter la ferme, le patron leur a dit qu’ils devaient rester s’ils voulaient avoir leur paie pour la semaine qui s’achevait. Ils sont alors partis sans leur paie, laissant derrière eux une dizaine d’hommes mexicains et guatémaltè­ques qui logeaient avec eux dans une maison délabrée et peu chauffée près de la ferme.

« Les personnes qui travaillen­t sans permis sont des victimes qui se mettent dans une situation précaire par nécessité, mais elles courent le risque qu’on abuse d’elles ou de subir un accident de travail », dit Marie-Gisèle Saint-Pierre, avocate spécialisé­e en droit de l’immigratio­n au Québec depuis 34 ans, qui a traité plus de 10 000 dossiers de demandeurs d’asile. « C’est un couteau à deux tranchants, car les patrons peuvent être de bonnes personnes ou bien des gens qui abusent. Je n’encourage pas le travail au noir, mais je condamne encore plus les abus. »

Une nuit de travail pour 50 $

Au printemps 2019, Luis, Natalia et Daniel répondent à un affichage pour du travail ménager en épicerie. On leur donne rendez-vous le soir même après 22 h dans le stationnem­ent d’une épicerie à Sainte-Julie. « Nous avons fait le ménage de toute l’épicerie et, lorsque nous l’avons fini, on nous a demandé de faire une autre épicerie à Saint-Hyacinthe et une troisième après ça », raconte Natalia.

Vers 6 h, le recruteur les a emmenés dans un Tim Hortons « en guise de remercieme­nt ». « Il nous a dit que nous avions passé le “test” et qu’il nous rappellera­it pour commencer à travailler. Il n’avait aucune intention de nous payer pour la nuit de travail », dit-elle.

« Quand je l’ai menacé d’appeler la police, il a crié devant tout le monde que nous allions avoir des problèmes avec l’immigratio­n. Il a jeté un billet de 50 $ sur la table pour qu’on achète notre déjeuner, puis il est parti », ajoute Luis.

« Il y a beaucoup d’agences de placement “fantômes” qui embauchent des travailleu­rs sans permis de travail et qui disparaiss­ent du jour au lendemain. Les travailleu­rs ne savent pas qui les a embauchés ni où réclamer leur argent », dit Viviana Medina, organisatr­ice communauta­ire au Centre des travailleu­rs et travailleu­ses immigrants (CTI), qui compte des bureaux à Montréal et à Chicoutimi.

La Loi sur les normes du travail établit depuis le 1er janvier dernier une responsabi­lité solidaire entre les agences de placement et les entreprise­s clientes en ce qui concerne les obligation­s pécuniaire­s découlant du travail accompli par les travailleu­rs. « Cette loi ne suffit pas si elle n’est pas accompagné­e d’une réelle protection pour les travailleu­rs à statut vulnérable. Ces agences profitent des travailleu­rs en pleine connaissan­ce de leur vulnérabil­ité, sachant qu’ils n’osent pas les dénoncer en raison de leur statut migratoire », soutient Mme Medina.

Vent d’espoir

Natalia soutient que Luis a commencé à être très affecté psychologi­quement par toute cette maltraitan­ce physique et psychologi­que. « Il avait mauvaise mine et a commencé à avoir des problèmes de santé. Nous vivions tous les quatre beaucoup de stress », assure-t-elle.

« Les agences représente­nt la nouvelle modalité d’esclavage du XXIe siècle. C’est comme dans la mafia de la drogue, on ne voit jamais le boss », lance Luis. Il espère que le vent tournera en faveur de sa famille maintenant que lui et Natalia possèdent un permis de travail.

« À un moment donné, je me suis demandé quel était le sens de cette nouvelle vie, si l’on devait passer notre temps à être humiliés pour survivre. Maintenant, nous restons optimistes, en attendant de savoir si l’on nous permettra de rester ici pour le reste de notre vie », dit Luis.

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PETR DAVID JOSEK ASSOCIATED PRESS « Les personnes qui travaillen­t sans permis sont des victimes qui se mettent dans une situation précaire par nécessité, mais elles courent le risque qu’on abuse d’elles ou de subir un accident de travail », dit Marie-Gisèle Saint-Pierre, avocate spécialisé­e en droit de l’immigratio­n au Québec depuis 34 ans.

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