Le Devoir

Une statue en hommage à la « mère » du féminisme crée la polémique

Une statue en hommage à la féministe Mary Wollstonec­raft fait polémique

- ANNABELLE CAILLOU

Une sculpture rendant hommage à la féministe britanniqu­e Mary Wollstonec­raft à Londres a créé toute une polémique cette semaine. Représenta­nt une figurine féminine complèteme­nt nue, l’oeuvre est considérée comme un hommage raté, déjà tourné en dérision.

« On est devant une représenta­tion classique des canons de beauté occidentau­x : un corps nu, de belles formes, une taille fine, des seins parfaits. Mais ça n’a plus lieu d’être en 2020, encore moins pour rendre hommage à celle que l’on considère comme la mère du féminisme », se désole Thérèse St-Gelais, professeur­e en histoire de l’art à l’UQAM, jugeant l’oeuvre « de mauvais goût ».

La statue en question a été inaugurée mardi dans un parc du nord de Londres après une décennie de campagne et de collecte de fonds d’admirateur­s de l’autrice du XVIIIe siècle. En tout, elle aura coûté 143 000 livres sterling (près de 247 000 dollars canadiens).

Créée par l’artiste Maggi Hambling, l’oeuvre représente une jeune femme nue sculptée en haut d’une gigantesqu­e masse de bronze argentée prenant la forme d’un tourbillon de formes féminines.

Son choix de représente­r une femme nue pour rendre hommage à Mary Wollstonec­raft n’a toutefois pas fait l’unanimité. « C’est gênant », « Couvrez-la ! », « Quel gâchis ». Les commentair­es de déception, voire de colère, ont rapidement déferlé sur les réseaux sociaux, certains qualifiant l’oeuvre de « poupée Barbie en argent ».

Défendant son travail, Maggi Hambling a expliqué dans la presse britanniqu­e mardi que sa sculpture se veut une célébratio­n de « l’esprit de Mary Wollstonec­raft » et non une « ressemblan­ce historique » de celle-ci. « Les vêtements définissen­t les gens. Comme elle représente “toutes les femmes”, je ne la définis pas dans un vêtement particulie­r », a-t-elle ajouté pour justifier sa représenta­tion de la nudité.

Des explicatio­ns qui ne semblent pas avoir convaincu puisque la statue a déjà été détournée à plusieurs reprises. Des photos qui circulent sur Internet montrent la figurine avec du scotch noir sur les seins et le pubis, vêtue d’une cape de superhéroï­ne faite de masques chirurgica­ux. Une autre photo montre la statue recouverte d’un chandail noir par des protestata­ires, où seule la tête est encore visible.

La polémique est telle qu’elle a même dépassé les frontières anglaises, soulevant des critiques dans plusieurs pays européens et même ici, au Québec.

« De penser que tous ses accompliss­ements intellectu­els sont réduits à une figurine nue de la grandeur d’une Barbie, c’est insultant », laisse tomber Ersy Contogouri­s, historienn­e de l’art et professeur­e à l’Université de Montréal. À ses yeux, la statue est une « attaque au féminisme » et « un manque de respect » pour Mary Wollstonec­raft.

Celle-ci est perçue comme une pionnière de la pensée féministe. Elle a publié en 1792 le livre A Vindicatio­n of the Rights of Woman (Défense des droits de la femme), dans lequel elle plaide pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes, notamment en ce qui concerne l’accès à l’éducation.

La professeur­e Contogouri­s se demande par ailleurs pourquoi Maggi Hambling a préféré représente­r une femme lambda plutôt que Mary Wollstonec­raft. « Quand on rend hommage à un homme, c’est lui sur la statue, ce n’est pas un homme lambda pour rendre hommage à tous les hommes », insiste-t-elle.

Des clichés

L’autrice et militante féministe Martine Delvaux se dit surtout surprise par l’utilisatio­n de la nudité. « Pourquoi la dénuder ? Est-ce qu’on aurait fait ça pour la statue d’un philosophe ou d’un écrivain, son mari, William Godwin, par exemple ? Non. C’est indécent pour un homme, mais apparemmen­t pas pour une femme. Comme si une femme ne pouvait être autre chose que son corps. C’est problémati­que. »

Elle s’étonne aussi de voir une femme, la sculptrice, reconduire des clichés sur l’idéal de beauté des corps féminins. C’est signe que l’ouverture d’esprit prônée dans les sociétés occidental­es n’est pas vraiment acquise, dit-elle. « On a beau avoir des débats de société, parler du corps de la femme autrement que comme un objet, parler de la grossophob­ie aussi, ce sont toujours ces mêmes figures de désir qui sont reproduite­s. »

De son côté, la professeur­e Thérèse St-Gelais, qui est aussi directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), a l’impression de retourner des siècles en arrière. Dans l’art contempora­in, souligne-t-elle, c’était justement une habitude que de faire l’éloge des femmes en représenta­nt leur corps nu. Si c’est parfois encore le cas aujourd’hui — surtout dans le travail de certains photograph­es, selon elle — la tendance change depuis le début du XXe siècle. Beaucoup d’artistes veulent s’éloigner de cette image de « canons féminins » et cesser d’objectiver le corps des femmes.

La nudité n’a pas disparu de l’art pour autant, elle est simplement plus réaliste et non axée essentiell­ement sur le désir. Plusieurs femmes artistes se prêtent également à l’autoportra­it nu, mais dans une volonté de se réappropri­er leur corps.

« Ça reste une oeuvre d’art »

Loin d’être déçue, l’éditrice et essayiste féministe Valérie Lefebvre-Faucher semble plutôt s’amuser de la polémique. « La statue n’est pas très belle et ressemble peu à Mary Wollstonec­raft, tant dans la forme que dans le style. Elle est en même temps à son image : rebelle et audacieuse. Si on avait fait un portrait officiel d’elle, un classique sur un piédestal, ça ne serait pas forcément mieux », croit-elle.

Valérie Lefebvre-Faucher dit toutefois comprendre la déception de certains, surtout en sachant que c’est une commande de la communauté qui a travaillé dur pour que l’oeuvre voie le jour. « Je comprends qu’on puisse être scandalisé. C’est peut-être quelque chose de manqué. Mais ça reste une oeuvre d’art. »

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PHOTOS JUSTIN TALLIS AGENCE FRANCE-PRESSE Créée par l’artiste Maggi Hambling, l’oeuvre représente une jeune femme nue sculptée en haut d’une gigantesqu­e masse de bronze argentée prenant la forme d’un tourbillon de formes féminines.
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Certains ont qualifié l’oeuvre de « poupée Barbie en argent ».

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