Fallait-il bâillonner Ti-Mé ? La chronique d’Odile Tremblay
La petite vie, c’est bien des choses. Une série culte concoctée tout entière au second degré. Une famille à hauteur de vidanges, de dinde, de bonnet de nuit, d’affection pataude et de préjugés étalés. Une satire des Québécois colonisés et ingénus, avec des homosexuels maniérés, des « ceusses » venus d’ailleurs aux coutumes extravagantes à l’oeil des Paré. Un miroir si désopilant des travers d’une nation que son auteur, Claude Meunier, s’y était senti emprisonné. Après ça, comment inventer d’autres univers sans souffrir la comparaison ?
Cette pataugeoire de Môman, de Pôpa, de Creton et consorts aura même été recréée en 2019 au musée Pointe-à-Callière, cuisine à cerises et bananes comprise. On croisait là-bas des tas de parents, enfants à la traîne, en transmission d’un amour de 25 ans pour l’humour absurde de ces personnages gratinés. Toujours populaire, cette
Petite vie là, en reprise perpétuelle sur ICI Tou.tv… Pétrie de clichés racistes, homophobes, sexistes, il est vrai. En un quart de siècle, les mentalités changent…
Or donc, Radio-Canada avait retiré cette semaine de la plateforme l’épisode « La vidéo », suscitant un tollé général. Il fut remis en place flanqué d’une mise en garde au public, désormais générale pour la série, laquelle évoque des représentations sociales et culturelles différentes d’aujourd’hui. Un compromis bienvenu.
Mais toute l’affaire éclaire le flou inquiétant qui règne chez bien des diffuseurs et des éditeurs en la matière. Ça se tranche au cas par cas, avec verdicts cinglants puis reculs piteux. Nul ne sait plus quoi décider à la tête de ces boîtes-là, pour ménager les uns et les autres. Hop à tribord ! Hop à bâbord !
Normand Brathwaite y incarnait avec accent un professeur ougandais en boubou venu étudier le profil de la famille québécoise chez les Paré. Un plaignant a dénoncé le caractère caricatural et insultant du portrait de cet Africain. D’où le retrait des ondes décidé sans prévenir ni Meunier ni Brathwaite. Beau cas de décision hâtive, sans mise en contexte, dans un climat tendu, tantôt à raison, tantôt à tort, avec les communautés de la diversité. Bref, la SRC a viré casaque, cette fois sous l’assaut du public et des artistes révoltés criant à la censure.
Les désarrois de l’époque
Tous les personnages de cette émission sont des caricatures, faut dire… Des fans s’inquiétaient d’un précédent susceptible d’entraîner le bâillon d’autres épisodes de La petite vie. Idem pour les chansons, sketchs et émissions du répertoire québécois aux phrases ou images non conformes aux mentalités du jour.
Ironie du sort, cet épisode, « La vidéo », se moquait avant tout d’un clan tissé serré qui ne comprend rien aux autres cultures, s’enveloppe dans sa pure laine et danse des sets carrés pour complaire à son hôte. Les Québécois ainsi pastichés auraient dû s’en sentir outrés au premier chef. Or, ils en riaient, sensibles à l’absurdité du choc des univers, premier moteur de cette hilarante série. Mais les Noirs en prenaient pour leur rhume de concert.
Que de questions soulevées ! Si un diffuseur accepte d’emblée le repli face à un auditeur ou lecteur en froncement de sourcils, que restera-t-il des oeuvres littéraires ou audiovisuelles issues d’un passé désormais suspect ? Comment connaître ses racines sans avoir accès aux mentalités des époques antérieures ? Une plainte doit-elle déclencher la guillotine automatique ? Où commence l’insulte ? Quelle intention se tapit derrière un trait humoristique ?
Parfois, des scènes paraissent choquantes par effet de recul sans l’être à l’origine. Dans l’épisode en litige, TiMé, Môman, Caro et les autres se voyaient dépeints en racistes qui s’ignorent. Suffit parfois de contextualiser un sketch. Comme Radio-Canada s’y est finalement décidée.
Le bon sens réclamait de laisser à la série culte sa charge satirique. Sinon, les maris bornés, les épouses mal aimées, les gais, les menteurs, les parvenus, les adolescents attardés, les psychologues, les Noirs et les Blancs, les femmes hystériques, tous dessinés à gros traits, pourraient porter plainte à la queue leu leu. Bon, on exagère un peu…
Mais Radio-Canada avait eu la gâchette trop facile. Son second réflexe de ramener l’épisode en ondes flanqué d’un avertissement se sera joué aussi dans l’improvisation, sans régler un problème désormais récurrent.
Tandis que chacun marche sur des oeufs de peur de heurter certaines sensibilités, il est urgent que des ombudsmans, des historiens et des éthiciens se dotent de balises solides pour justifier leurs décisions à cette enseigne. Qu’une réglementation les encadre au plus vite ! Car l’héritage culturel n’a pas à payer à l’aveuglette le prix des désarrois de notre époque. Quant au spectacle de diffuseurs affolés zigzaguant en tous sens, c’est lui qui porte à rire… si ce n’est à pleurer.
Comment connaître ses racines sans avoir accès aux mentalités des époques antérieures ? Une plainte doit-elle déclencher la guillotine automatique ? Où commence l’insulte ? Quelle intention se tapit derrière un trait humoristique ?