Le Devoir

Traque aux délinquant­s, la méthode gaspésienn­e

Ce que révèlent les échanges de courriels entre directeurs de santé publique

- MARIE-EVE COUSINEAU DAVE NOËL

Des touristes espions, chargés d’épier le personnel d’un restaurant. Une agente de la Santé publique déguisée pour surveiller de loin les serveurs sur la terrasse. Un policier en civil qui visite les lieux. La Direction régionale de santé publique de la Gaspésie–Îles-dela-Madeleine a suivi de près le restaurant Mille Délices, à Percé, avant d’ordonner sa fermeture pendant une semaine en août pour non-respect des mesures sanitaires.

Le récit de cette saga se trouve dans une série de rapports et de photos obtenus par Le Devoir en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics. Tout au long de l’affaire, le directeur régional de santé publique, le D r Yv Bonnier-Viger, a échangé avec le directeur national de santé publique, le Dr Horacio Arruda, et le conseiller médical stratégiqu­e, le Dr Richard Massé. Le Devoir a pu consulter quelque 250 pages de courriels qui traitaient de Mille Délices, mais aussi de beaucoup d’autres sujets.

« On en parle vendredi avec plus d’informatio­n mais la situation du Mille Délices continue à être préoccupan­te », écrit dans un courriel le Dr Yv Bonnier-Viger au Dr Richard Massé, le mercredi 5 août en fin de journée.

Le lendemain, la Direction régionale de santé publique dépêche trois touristes en vacances — qu’une agente de promotion de la santé, Cathy Poirier, connaît bien — au Mille Délices afin d’observer, à l’heure du midi, le personnel et les lieux (nombre de personnes et d’employés à l’intérieur, port du masque chirurgica­l, visière, lavage des mains, etc.).

« Je leur demande aussi de prendre des photos ou vidéos si elles en ont la

Je me suis habillée en touriste. Comme les gens du Mille Délices m’ont déjà vue lors de la remise de l’ordonnance quelques jours » plus tôt, je ne voulais pas me faire reconnaîtr­e. CATHY POIRIER

possibilit­é », écrit Cathy Poirier dans un document intitulé Rapport complet sur le restaurant Mille Délices de Percé.

Cathy Poirier assure quant à elle une surveillan­ce du restaurant depuis l’extérieur. Dans son rapport, elle indique être « habillée en touriste ». « Comme les gens du Mille Délices m’ont déjà vue lors de la remise de l’ordonnance quelques jours plus tôt, je ne voulais pas me faire reconnaîtr­e », écrit-elle.

Le Mille Délices est alors sur le radar des autorités depuis quelques semaines déjà. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) a déjà remis deux constats d’infraction à la direction du restaurant, qui n’exigeait pas que les employés portent le masque. La Santé publique et la Sûreté du Québec (SQ) y ont fait aussi des interventi­ons.

Selon les documents consultés, la situation ne s’améliore pas. « L’entreprise a maintenu une attitude de défiance en laissant parfois croire qu’elle se conformait tout en revenant à des pratiques dangereuse­s dès que les inspecteur­s avaient le dos tourné », indique-t-on dans un compte rendu d’une rencontre qui a eu lieu le 7 août et à laquelle ont assisté 13 personnes, notamment de la Santé publique, de la CNESST et de la SQ.

La fermeture du Mille Délices est ordonnée le lendemain. Le restaurant rouvrira finalement une semaine plus tard, après que la propriétai­re se fut engagée à respecter les mesures sanitaires. « Nous avons constaté la sincérité de son désir de respecter les consignes à l’avenir. J’ai donc levé l’ordonnance de fermeture », indique le directeur régional de santé publique, le Dr Yv Bonnier-Viger, dans un courriel envoyé à une quinzaine de personnes, dont le Dr Horacio Arruda.

L’enjeu du traversier

La situation du Mille Délices est l’un des nombreux sujets abordés par le Dr Yv Bonnier-Viger lors de ses échanges par courriels avec le Dr Horacio Arruda et ses homologues des autres régions sanitaires.

Le Devoir a en effet pu éplucher une centaine de courriels envoyés par le directeur régional de la Gaspésie–Îlesde-la-Madeleine au directeur national de santé publique du Québec depuis le début de la pandémie de COVID-19, en mars.

Dans un courriel daté du 8 octobre, le Dr Yv Bonnier-Viger écrit au Dr Horacio Arruda et au Dr Richard Massé qu’« il serait important que la santé publique du Québec interpelle les provinces maritimes concernées à propos des conditions qu’elles imposent aux personnes qui doivent emprunter la route pour se rendre aux Îles ». Avec les « journées qui raccourcis­sent » et l’hiver à venir, il s’agit, estime-t-il, « d’un enjeu de sécurité et de santé publique ».

« De plus, l’interdicti­on de dormir pendant le trajet s’avère dangereuse lorsque les conditions climatique­s empêchent le départ régulier du traversier, poursuit le Dr Yv Bonnier-Viger. Alternativ­ement, ne devrait-on pas mettre en place un traversier entre Gaspé et les Îles ? » Les réponses du Dr Horacio Arruda et du Dr Richard Massé ne figurent pas dans les échanges acheminés au Devoir.

Le Dr Yv Bonnier-Viger soulève aussi la question des couvre-visages le 17 octobre. « Où en sommes-nous avec l’établissem­ent d’une norme ? » écrit-il dans un courriel destiné à une vingtaine de personnes, dont le Dr Horacio Arruda et les directeurs régionaux de santé publique.

Le financemen­t en santé publique est également au coeur des préoccupat­ions. Dans un courriel envoyé à des collègues le 8 juillet, le directeur de la santé publique en Estrie, le Dr Alain Poirier, demande ceci : « Quand notre nouveau ministre et ex-président du Conseil du trésor [Christian Dubé] confirmera-t-il les investisse­ments attendus en santé publique ? »

Une question « très pertinente », rétorque peu de temps après le Dr Yv Bonnier-Viger. « Non seulement les coupures irrationne­lles de 2015 continuent à miner notre capacité d’agir mais nous devons maintenant maintenir une capacité d’interventi­on mobilisabl­e du jour au lendemain en cas d’éclosion. On peut le faire uniquement si les effectifs de santé publique sont augmentés et bien formés. »

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