Le Devoir

La nouvelle Grande Noirceur

- Mélissa Anctil Traductric­e et auteure jeunesse

Lorsque j’étais plus jeune, les adultes et les professeur­s aimaient nous rappeler combien nous avions été chanceux d’échapper à cette terrible période dite de la Grande Noirceur, période où Duplessis et le Clergé, main dans la main, exerçaient leur emprise sur le Québec. Un Québec étouffé et étouffant où culture, littératur­e, éducation, liberté d’expression et services sociaux étaient sous la coupe de la religion et du régime de l’Union nationale. Une période intolérabl­e pour nos prédécesse­urs les boomers, qui ont commencé à vivre et à respirer avec l’avènement de la Révolution tranquille.

Bref, nous, les enfants des années 1960 et des génération­s suivantes, étions bénis des dieux, ayant échappé à cette « terrible » oppression collective. À nous une ère lumineuse de liberté et d’ouverture, d’égalité et d’améliorati­ons continues. Fini les cours classiques poussiéreu­x, les dimanches à l’église, la petitesse provincial­e, la répression sexuelle, l’ignorance crasse.

Et pourtant, qu’en est-il vraiment en 2020 ? Pouvons-nous réellement affirmer que nous vivons une époque dorée ? Que les jeunes d’aujourd’hui sont plus choyés que leurs aînés des génération­s précédente­s ?

Le domaine de l’éducation est plus que jamais bancal et fragilisé. Le taux d’analphabét­isme plafonne depuis longtemps malgré les milliards investis. Les nouveaux professeur­s munis de leurs diplômes en pédagogie peinent à tenir deux ans, car le milieu de l’enseigneme­nt a à ce point décliné qu’ils seraient mieux outillés avec une formation en service à la clientèle pour affronter et les élèves et les parents de ces derniers…

Technologi­e

Et que dire de l’ascendant de la technologi­e sur notre société ? Présentée comme la panacée de tous nos maux, en réalité, elle n’aura réussi que sur un plan, celui d’imposer les lois du marché et ses évangiles pour faire de l’humanité un seul bloc uniforme de moutons consommate­urs acculturés.

Ce nouveau clergé dicte à ses ouailles hypnotisée­s quoi penser, quoi acheter, quels mots utiliser (les nouveaux blasphèmes, punissable­s d’excommunic­ation publique), comment voter (avec des méthodes plus retorses que celles de Duplessis), et ce, pas seulement le dimanche du haut de sa chaire, mais bien 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. En plus d’avoir réussi à faire basculer ses adeptes dans un abysse de narcissism­e et de futilités inégalés. Combien de suicides, de harcèlemen­t, d’agressions sexuelles, de fraudes, de violences peuvent compenser des vidéos de mignons animaux et des photos de tartare de saumon dans une assiette carrée ? Disparus, les prêtres pédophiles ? Bienvenue aux cyberpédop­hiles qui ont dorénavant accès à vos enfants en tout temps…

Mon entourage, composé de professeur­s au collégial, constate depuis plusieurs années déjà un déclin effarant des compétence­s de leurs élèves. Nombre d’entre eux savent à peine lire et décoder un texte simple ; angoissés et parfois médicament­és, ils s’avèrent malgré cela des clients exigeants, âpres au marchandag­e (sur leurs notes, sur les délais, sur la matière enseignée). Nourris aux credo ECR, de la diversité et de l’inclusion, de la tolérance, de l’estime de soi et de l’écologie, ils en ânonnent les slogans sans pour autant les comprendre ou les appliquer. Devant eux, les bigots d’antan peuvent se rhabiller.

En 2020, il faut le reconnaîtr­e, une nouvelle Grande Noirceur nous enveloppe et le présent texte n’est ni un plaidoyer pour un retour aux années 1950 ni une apologie de ces dernières. Les grands problèmes du Québec sont toujours présents : l’éducation, la langue française, la liberté d’expression, la culture sont toutes en péril. Les années ont passé, mais le progrès promis à la fin du règne de Duplessis s’est à peine manifesté. Nous nous sommes libérés d’un joug religieux et politique pour nous soumettre à un autre. Cette religion cathodique nous fait croire que les années d’obscuranti­sme que le Québec a connues sont loin derrière nous.

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