Douze mois d’une pandémie qui n’en finit plus,
Le Devoir remonte le fil des moments-clés de la pandémie, racontée par des Québécois qui se sont retrouvés au coeur de cette tempête.
17 novembre 2019. Au Québec, le mercure a déjà plongé sous zéro. Des incendies de forêt consument la Californie et Venise est inondée. Dans l’angle mort de cette crise climatique, un autre chapitre du dérèglement planétaire se trame pourtant aux antipodes. En Chine, un vieil homme développe une vilaine pneumonie, due à un virus encore inconnu. En un an, ce virus tuera 1,2 million de personnes, mettra à genoux l’économie planétaire, bousculera la vie en société, notre conception du travail, de l’école, du commerce et de la culture. Un dossier d’Isabelle Paré.
1 Attente De sa découverte à son arrivée au Québec, une succession de ratés ont permis au virus de quitter la Chine pour semer les germes d’une pandémie mondiale. Gros plan sur les premières heures de l’épidémie. 31 décembre 2019
GENÈVE — Ding ! Un texto fait tinter le cellulaire du Dr Vinh Kim Nguyen, urgentologue québécois volontaire pour Médecin sans frontières, rattaché au Centre de santé globale du Graduate Institute de Genève. Une alerte de l’OMS fait état d’une éclosion de pneumonies atypiques observées dans la province de Hubei. À ce moment, nul ne se doute que la Chine compte beaucoup plus que la poignée de cas rapportés. Vingt-quatre heures plus tard, le même message atterrit dans la boîte courriel de Gary Kobinger, microbiologiste à l’Université Laval et inventeur du vaccin contre l’Ebola. « Des alertes comme ça, il y a en 3 à 4 fois par an. Je trouvais la réaction de l’OMS un peu forte », dit-il. Rien ne laisse alors présager ce qui allait suivre. Près de 400 malades ont déjà afflué dans les hôpitaux chinois, et des milliers d’autres vont suivre.
20 janvier 2020
WUHAN — On a déjà perdu le contrôle de la situation. Un seul mort et 400 cas officiels sont rapportés par les autorités, mais il y en aurait 10 fois plus, selon une étude du Royal Imperial College de Londres. La Chine plonge en quarantaine 20 millions d’habitants et suspend le congé du Nouvel An chinois, la plus grande migration planétaire, pour freiner l’épidémie. Mais depuis le premier de l’An, 7,5 millions de Wuhanais ont déjà voyagé hors de la ville, dont des dizaines de milliers à bord de vols internationaux.
QUÉBEC — Le même jour, la nervosité monte d’un cran chez Gary Kobinger, qui vient d’échanger avec un collègue coréen, où de premiers cas sont signalés. « Il a décrit la gravité des symptômes, le taux de mortalité. J’ai senti la fébrilité
dans sa voix et réalisé que ça allait être sérieux. » En Occident, on pense alors que l’épidémie fait rage loin, très loin en Asie. Mais cinq jours avant le confinement de Wuhan, le virus a fait son nid à Seattle aux États-Unis, transporté par un jeune homme de retour de Wuhan.
23 janvier 2020
BANGKOK — Malgré la quarantaine à Wuhan, Mathieu Cormier, hommes d’affaires basé à Shanghai depuis neuf ans, réussit à quitter la Chine, masqué et ganté, pour gagner la Thaïlande avec sa famille. Il ignore qu’un cas de COVID est déjà signalé à Bangkok, et que la Chine scellera bientôt ses frontières. Et surtout, qu’il sera coincé hors du pays et forcé de sauter à bord d’un vol pour Montréal pour reconduire son fils au Québec.
25 janvier 2020
MONTRÉAL — Un brouillard épais enveloppe la métropole. Un septuagénaire arrive dans un état pitoyable dans une urgence de Montréal et révèle avoir hébergé récemment des proches parents venus de Chine. La situation inquiète un médecin, au courant des avis à la vigilance lancés par l’OMS sur la mystérieuse « grippe de Wuhan ». Il enfile gants et masque avant d’intuber le patient, dont la condition décline à la vitesse de l’éclair. Il réclame un test de dépistage. Mais à l’époque, les tests sont autorisés au compte-gouttes. Sa demande est refusée. « Ce patient avait les poumons dévastés, un vrai white out comme celui décrit pour les cas de COVID », dit-il. Il ne quittera jamais l’hôpital, emporté par cette pneumonie. On ne saura jamais s’il était positif. Le cas soulève des émois dans un forum de discussion médical.
TORONTO — Un homme arrivé de Wuhan admis à l’hôpital Sunnybrooke en difficulté respiratoire devient le premier cas confirmé de COVID au Canada. Son épouse est aussi infectée. Trois jours plus tard, le virus fait surface à Vancouver, aussi introduit par un homme d’affaires de retour de Chine.
30 janvier 2020
La Chine ferme enfin ses frontières et suspend les vols internationaux. Mais il est trop tard. Depuis le Premier de
l’an, des milliers de voyageurs en partance de Chine vers le reste de la planète ont déjà semé des éclosions dans 30 villes de 26 pays. L’OMS est sans appel : l’épidémie est devenue « une urgence de santé publique de portée mondiale ».
Février 2020
MONTRÉAL | CUSM — Des rayons X atypiques, des poumons remplis d’infiltrats : l’état du patient du Dr François de Champlain, urgentologue au CUSM, a toutes les allures d’une infection à la COVID. Mais le Québec est alors loin de vivre sous le régime de la pandémie. « Ce n’était pas possible de faire des tests ! » Ceux-ci sont encore strictement réservés aux voyageurs. Plusieurs médecins croient comme lui que des patients infectés ont pu glisser entre les mailles du filet. « Quand on a testé, plusieurs échantillons n’ont jamais été complétés parce que nos patients n’étaient pas des voyageurs. On n’a jamais eu de résultats. »
SAINTE-ANNE-DE-BELLEVUE — Un premier échantillon vient d’être analysé pour la COVID au Laboratoire de santé publique du Québec (LSPQ). Négatif. L’équipe est sur les dents. En février, les échantillons de 174 personnes seront testés. Tous seront négatifs.
MONTRÉAL | AÉROPORT PIERRE-ELLIOTTRUDEAU — Mathieu rentre de Thaïlande et franchit les douanes canadiennes sans plus de formalités. Tout un contraste avec Shanghai où, à son retour le 12 février, il devra s’isoler 14 jours, et transmettre chaque jour sa température corporelle aux autorités. Et il s’estime chanceux. Ses collègues de France et d’Italie devront jouer du thermomètre trois fois par jour et, au moindre symptôme, être isolés dans des hôtels désignés par le gouvernement chinois.
15 février 2020
MONTRÉAL | UDEM — « On va se faire rentrer dedans par ce virus ! Préparetoi à vivre en confinement pour un bon bout de temps ! » Confinement ? s’interroge Benoît Massé, épidémiologiste à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Le mot phare de l’année 2020 n’est même pas encore sur le radar de ce côté-ci du monde. Le texto envoyé par une ex-collègue,
membre de l’équipe du très réputé expert en modélisation Neil Ferguson du Royal Imperial College de Londres, lui scie les jambes. Il résume l’une des premières études mesurant l’impact potentiel de la COVID-19 dans le monde. Faute de vaccin, seul un « nement » strict peut désormais freiner le coronavirus, limiter la mortalité et la déroute des systèmes de santé. « J’étais soufflé. C’est sûr que les experts du gouvernement voyaient les mêmes rapports que moi. »
16 février 2020
SHANGHAI | AÉROPORT DE PUDONG — Sur le tarmac, des caisses de produits médicaux s’empoussièrent. Le Canada vient d’expédier 16 tonnes de matériel médical en Chine le 16 février. Pourtant, ses réserves sont pratiquement à sec et il a raté le départ de la course mondiale lancée pour mettre le grappin sur des blouses, des gants et surtout, des masques. L’aéroport est tellement surchargé que les camions bondés de ballots font la file quatre à cinq jours pour accéder aux pistes. Le volume de fret a explosé de 400 %.
« Comme beaucoup d’autres pays, le Canada s’est réveillé un peu tard pour renflouer ses réserves. En février, c’était déjà la folie », raconte Mathieu Cormier, qui a travaillé sans relâche aux efforts d’approvisionnement, lors de son retour en Chine. « On a eu vent d’histoires d’horreur, de lots déjà achetés, mais revendus à d’autres pays, d’autres disparus entre l’usine et l’aéroport », dit-il.
Des millions se brassent en coulisses, les prix flambent. « Les commandes de plusieurs millions devaient être payées à l’avance », dit-il. Les entreprises canadiennes sont vite doublées par des pays qui avancent gros. « Au Canada, les commandes rentraient à la pièce, par province, par municipalités. » En nationalisant toutes leurs commandes, des pays comme la France commanderaient 400 millions de blouses. » Les petits volumes sont relégués aux calendes grecques. « Des usines me répondaient poliment que ça n’irait pas avant sept mois. »
Fin février 2020
QUÉBEC — Le Canada ne compte officiellement que 15 cas de COVID. Mais Gary Kobinger avise de hauts responsables de Santé Canada que, si rien n’est fait, des scénarios pessimistes chiffrent déjà entre 36 et 38 le nombre potentiel de morts. Si l’on agit vite, l’impact pourrait être limité à un million de victimes. « Je leur ai dit que ce virus avait la capacité de tester la préparation de notre système de santé à une maladie respiratoire pour laquelle aucun vaccin ni traitement n’étaient connus. » Il était encore temps de limiter les dégâts. Il n’a jamais obtenu de réponse.
2 Pandémie Les hôpitaux québécois sont sur le pied de guerre. Mais le virus fait irruption là où on ne l’attend pas. 17 février 2020
MONTRÉAL | HÔPITAL GÉNÉRAL JUIF — 50 professionnels de la santé de la métropole sont plongés dans une simulation pour préparer l’hôpital, premier centre désigné de traitement de la COVID, à être sur le pied de guerre. Le virus va frapper, mais on ne sait pas quand. L’exercice de trois heures précise dans le fin détail les rôles et les procédures à suivre par chacun. Au 10e étage du pavillon K-10, 24 chambres à pression négative sont fin prêtes à recevoir des patients infectés. « Tout était planifié au millimètre », raconte la Dre Louise Miner, directrice des services professionnels de l’HGJ.
25 février 2020
MONTRÉAL | AÉROPORT PIERRE-ELLIOTTRUDEAU — Un avion en provenance de Doha au Qatar se pose à Dorval. Pendant que les autorités surveillent la Chine, c’est d’Iran que surgit le premier cas d’infection au Québec. Une dame de 41 ans, rapidement isolée.
29 février 2020
Premier jour de relâche scolaire. Les aéroports sont bondés. Des milliers de Québécois s’envolent pour le Sud, l’Europe ou les États-Unis, où le virus a déjà pris une longueur d’avance. Ils ne savent pas que l’épicentre de l’épidémie n’est déjà plus en Chine, mais a migré vers l’Europe. À ce moment, le virus a fait échec et mat sur le Vieux Continent. Des milliers de personnes sont déjà infectées à Paris, en Italie, à Londres, à Bruxelles, à Berlin, ainsi qu’en Iran.
Arrivé d’Inde fin février, un homme de Mont-Laurier reçoit un diagnostic positif et est transféré à l’Hôpital général de Montréal. Il sera le 2e cas québécois. À nouveau, la COVID déjoue les projections. « On a été pris par surprise. Ce n’était pas prévu que le premier patient soit transporté d’une autre région par des ambulanciers n’ayant reçu aucune de nos formations. Même avec le meilleur des plans, il y a toujours des imprévus », concède la Dre Miner.
La même semaine, un 3e patient infecté, de retour de France, puis un 4e , passager d’une croisière, sont signalés en Montérégie. Un 5e patient, de retour d’Irlande, est admis à l’Hôpital général juif, puis un 6e, de retour des Caraïbes, et un 7e, tout juste arrivé de République dominicaine. En 10 jours, le Québec cumule 13 cas de COVID, tous issus d’autres pays que la Chine.
Le Québec ne teste toujours que les voyageurs, affichant des symptômes « d’allure grippale ». Or, des dizaines de Québécois ont déjà contracté le virus sans même avoir quitté le pays. Dès le 29 février, une quinzaine de personnes ont été infectées au hasard d’une simple joute de hockey en Estrie, et contamineront par ricochet des proches, des amis, des collègues et une résidence pour aînés.
9 mars 2020
MONTRÉAL — Lundi, retour de la relâche. Laurie et Émilie, ambulancières à Urgences-santé sont dépêchées au centre-ville pour transporter un patient en difficulté respiratoire, tout juste rentré de République dominicaine. Un pays absent de la liste des pays « à risque » pour la COVID. « L’homme de 50 ans, sans problème médical connu, affichait une saturation en oxygène de 85 % ! La normale est de 95 % ou plus. On s’est regardées, inquiètes. On s’est précipitées hors du camion pour mettre nos masques N95 », raconte Laurie. De leur propre chef, elles enclenchent le tout nouveau protocole « COVID » et enfilent leur combinaison de protection maximale. À leur arrivée à l’hôpital Notre-Dame, le personnel toise leurs tenues de scaphandrier d’un air moqueur. Le lendemain, le patient est déclaré positif. Exposés au virus, 10 membres du personnel, dont des infirmières et un médecin, sont désormais en isolement. Elles seront les premières ambulancières d’Urgences-santé à composer avec un patient atteint de COVID.
10 mars 2020
GRANBY — De retour d’un voyage de ski en Europe, un médecin de l’urgence de Granby vient de recevoir un diagnostic positif. Le réveil est brutal pour la Dre Marie Maud Couture, qui coordonne les huit urgences de l’Estrie. Depuis deux à trois jours, ce médecin a côtoyé des dizaines d’autres professionnels de la région lors d’une formation et croisé des dizaines de patients. « J’ai tout de suite fait retirer et tester tout le personnel qui avait été en contact avec lui. On risquait la rupture de services dans la région. Des médecins de Cowansville et de Sherbrooke ont dû venir pour assurer les services d’urgence à Granby. »
Il faut agir vite. La Dre Couture demande à recevoir copie du résultat de chaque test de dépistage de la COVID réalisé dans la région. Le virus dévoilera rapidement sa force exponentielle. Deux éclosions, une liée à des skieurs de retour d’Autriche et l’autre, à une joute de hockey, peuvent être suivies à la trace. Le virus s’immiscera au Manoir de Sherbrooke, contaminant 17 personnes âgées. « Jour après jour, on voyait les proches arriver aux urgences. On appelait d’emblée les contacts pour les isoler et mettre plus vite la Santé publique sur des pistes ». Une façon de faire qui permettra d’éviter le pire, mais qui n’empêchera pas 60 des 120 employés de la Direction de santé publique de l’Estrie d’être infectés après le passage de cinq infirmières de Granby venues prêter main-forte aux équipes d’enquête. En 30 jours, ces éclosions ont généré plus de 300 cas.
Le 11 mars 2020
L’OMS déclare un état de pandémie mondiale.
MONTRÉAL — Tout roule encore presque à la normale au Québec. François Legault n’a même pas encore décrété l’urgence sanitaire. Mais des malades commencent à affluer dans les urgences de la métropole. « Les gens arrivaient, sans facteur de risque, sans avoir voyagé. La transmission communautaire était bel et bien en marche. Mais, il n’y avait pas de masques pour ces cas-là. Les protocoles du gouvernement étaient en retard de cinq jours sur la réalité », affirme le Dr Gilbert Boucher, urgentologue. Du personnel et des médecins sont infectés dès le début du mois de mars. « Le 13 mars, on s’est retrouvés à intuber des patients COVID, alors que l’on manquait d’équipements de protection. Là, les gens ont commencé à avoir peur d’aller travailler. Parfois, l’équipement était là, mais on n’avait pas le droit d’y toucher ! » ajoute-t-il. Le lendemain, Québec fera volte-face et consentira à doter le personnel des urgences d’équipements de protection individuelle (EPI). La bataille pour les masques venait de commencer.
13 mars 2020
Québec — Le gouvernement de François Legault décrète pour la première fois l’état d’urgence sanitaire.
MONTRÉAL | AÉROPORT PIERRE-ELLIOTTRUDEAU — Le Québec compte officiellement 37 cas de COVID, mais des centaines, peut-être des milliers de Québécois asymptomatiques ont ramené un intrus dans leurs bagages. Entre le 27 février (1er cas de COVID) et la fermeture des frontières décrétée le 17 mars par le gouvernement fédéral, 208 000 voyageurs en provenance de destinations internationales ont atterri à Montréal, et 127 000 en provenance des États-Unis. Quelque 136 000 passagers de vols domestiques ont aussi transité ou posé leurs valises dans la métropole.
14 mars 2020
ENTRE PARIS ET MONTRÉAL — Tout juste arrivée d’un vol Paris-Montréal, Catherine*, agente de bord, doit repartir le lendemain avec des collègues vers Québec, puis mettre le cap sur la République dominicaine. Même si plus de 110 000 cas d’infections sont maintenant rapportés dans le monde, dans les airs, c’est encore business as usual : pas de masques, pas de gants. « Plusieurs agents avaient peur et tentaient de ne pas toucher aux cartes d’embarquement », confie Catherine. À Québec, l’appareil s’apprête à décoller avec 275 passagers à son bord. Mais, un appel de la tour de contrôle intime à l’équipage de quitter l’avion. Une des collègues du vol Paris-Montréal vient de tomber malade. « Le vol est parti sans nous, et plus de 100 agents ont dû être dépistés », dit-elle. Une collègue transmettra le virus à son mari, qui passera deux semaines aux soins intensifs, entre la vie et la mort.
18 mars 2020
TERREBONNE — La COVID fait une première victime au Québec. Le jour même du décès de Mariette Tremblay dans une résidence pour aînés de Terrebonne, une « grand-mamie » adorée de ses 22 enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, Horacio Arruda presse la population de ne pas porter de masque, afin de les réserver pour les hôpitaux. Triste coïncidence. « Si vous voulez vous protéger, ce n’est pas le masque qui est important. Lavez-vous plutôt les mains ! » Pourtant, il y a déjà un mois que des études font état du potentiel infectieux des personnes asymptomatiques et de l’enjeu immense que cela pose pour freiner la pandémie.
31 mars 2020
QUÉBEC — Le Québec n’a plus que quelques jours d’équipement de protection, concède François Legault, mitraillé de questions sur la colline Parlementaire. « Je vais être clair, […], on en a pour 3 à 7 jours. » Ce jour-là, le Québec affiche 5000 cas d’infection, et la majorité des employés de CHSLD et des soins à domicile continuent de prodiguer des soins sans protection.
Avril 2020
MONTRÉAL — Une mère de 42 ans, victime d’un malaise cardiaque, est transportée en ambulance. En temps normal, elle serait réanimée, et pourrait espérer retrouver ses enfants le soir. Mais elle ne le sera pas. Depuis le 22 avril, de nouveaux protocoles imposés par la COVID exigent qu’on ne s’acharne plus sur certains cas de réanimation, susceptibles de produire des aérosols dans les urgences. « Elle est morte ! Le minimum n’a pas été fait », s’insurge Laurie, une ambulancière d’Urgences-santé, secouée par l’expérience vécue par des collègues. Une chape de plomb s’est alors abattue sur le moral des premiers répondants.
« On ne pouvait plus faire de massages cardiaques, d’oxygénation et ni de défibrillation sur les interventions, c’était considéré trop à risque de créer des aérosols. Des gens jeunes, dans la quarantaine, ne se sont pas rendus jusqu’à l’hôpital. Nous, c’est notre métier de sauver les gens ! Et là, on avait les mains liées », raconte Émilie, encore habitée par ce sentiment d’injustice.
La nouvelle réalité, celle de leur impuissance face aux personnes à qui elles ne peuvent offrir des soins vitaux, les frappe de plein fouet. Même administrer une simple dose de pompe aux
personnes asthmatiques, à bout de souffle, est interdit en raison des foutus aérosols. « Tout ce qu’on peut faire, c’est de les mener à l’urgence. » Elles essuient aussi la colère et les cris de panique des proches qui s’insurgent de les voir prendre de précieuses minutes pour revêtir leurs habits de protection avant de porter secours. « La pression était immense, dit Émilie. On a vite compris. Après, on stoppait le camion un coin de rue avant, juste pour être habillées avant d’arriver. »
La directive spéciale de réanimation ne s’applique plus depuis septembre dernier.
Avril 2020
SHANGHAI — En Chine, le réseau d’affaires canadien déploie des efforts inouïs pour acheminer du matériel médical vers le Canada. « On a réussi à se concerter pour payer 100 % des commandes à l’avance », raconte Mathieu Cormier, qui a assisté au chassécroisé de dizaines d’avions-cargos nolisés vers le Canada. « C’était colossal en termes de coordination entre le gouvernement chinois, les entreprises chinoises et canadiennes. De février à mai, on a dormi quatre heures par jour. » Pour augmenter la cadence, des compagnies privées affréteront ellesmêmes des supercargos Antonov vers Montréal et Toronto. Ils arriveront en mai. Il était temps. Mais pour certaines personnes, ce sera déjà trop tard.
3 Vague En avril et mai, la COVID emporte plus 5000 personnes au Québec. Les travailleurs de la santé sont en première ligne. Feu de brousse dans les CHSLD
DORVAL — Les décès se comptent désormais par centaines dans les CHSLD où le virus a fait son nid. Le vieux monsieur que vont chercher dans un CHSLD les ambulancières Laurie et Émilie les accueille comme le Messie. Sur place, il n’y a plus qu’un seul préposé en service pour 20 résidents. « Ce monsieur m’a vue arriver et m’a regardée comme si je venais le délivrer. Il m’a dit : “Je sais que tu m’emmènes sur mon lit de mort.” C’était déchirant », raconte Émilie. En avril et mai, elles iront jusqu’à trois fois par jour en CHSLD pour extirper des patients de conditions inhumaines. Un jour, un appel d’urgence provient du CHSLD Herron à Dorval où ça ne tournait déjà pas rond avant la COVID, affirment-elles. « Quand on est arrivées, l’odeur était insoutenable, pire qu’à l’habitude. Des gens étaient laissés à eux-mêmes dans leurs chambres. Quand le personnel a été contaminé, des résidents ont été carrément abandonnés », raconte Laurie. Des appels de CHSLD, il y en aura deux à trois par jour tout le printemps. « Parfois, la morgue arrivait en même temps que nous et on se demandait s’ils venaient pour le même patient. Des CHSLD avec autant de lits vides, on n’avait jamais vécu ça. Ça voulait dire que tous ces gens-là étaient disparus. »
En neuf mois de crise sanitaire, la COVID a fauché la vie de près de 6000 aînés et fait tomber les masques sur les conditions de vie atterrantes dans lesquelles vit toute une partie du Québec vieillissant. Et de celles de ceux qui les soignent.
Tombé au combat
MONTRÉAL — Ça fait des jours que ça ne tourne pas rond pour le D Hui Ha Dao, médecin à la direction der la santé publique de la Montérégie. Après avoir travaillé sans arrêt tout le mois de mars, il s’autorise une semaine de repos en avril pour « reprendre du poil de la bête ». C’est du moins ce qu’il dit autour de lui. Discret, il n’a jamais soufflé mot du fait qu’il était atteint de la COVID. Déshydraté, il s’est contenté de demander à ses proches des électrolytes, insistant pour qu’ils laissent le tout sur le pas de sa porte. « On lui a laissé aussi de la soupe, car il avait l’air drôlement malade », raconte un proche. Confiné dans son appartement du Plateau-Mont-Royal, « Dao », comme on l’appelait, a fait seul la guerre au virus.
Il intime même à son frère, venu lui porter des vivres, de ne pas entrer chez lui. Après une semaine ardue, sa condition dégringole au cours du week-end de Pâques. Ses quintes de toux et ses râles inquiètent certains voisins, qui en captent les échos à travers les murs. « On lui envoyait des textos pour savoir s’il avait besoin d’aide. » Mais Dao ne répond pas.
Le matin du 14 avril, la toux a cessé. C’est le calme plat. Soulagés, des voisins croient qu’il a enfin entendu raison et s’est rendu à l’hôpital. « Il était médecin, on se disait qu’il savait quoi faire. » Mais le 16 avril, le doute s’empare d’eux en apercevant sa voiture restée garée dans la rue. Ils le textent à nouveau, sans succès. « C’était clair que quelque chose ne tournait pas rond. » Un voisin monte à l’étage et se heurte à une porte verrouillée. Il contourne l’édifice et réussit à entrer par l’arrière, par une porte patio… ouverte. Son coeur ne fait qu’un tour. « Je suis entré, je me suis rendu jusque dans une chambre. Il était là, couché, immobile, sur son lit, comme endormi. Je lui ai parlé, il ne réagissait pas ». Dao était mort. Les policiers et les ambulanciers interrogeront longtemps le voisinage. Le lendemain, la santé publique est sans équivoque. « Ils m’ont dit que c’était la COVID et m’ont dit de m’isoler pour 14 jours », raconte un voisin. Emporté par le virus, et le confinement strict qu’il s’est imposé, le Dr Dao a laissé derrière lui une petite fille de 11 ans. Il ne sera pas le seul à mourir avec la COVID pour seul compagnon de fin de route.
Emportée à 31 ans
SAINT-JÉRÔME — Il n’a fallu que cinq jours de travail pour que Stéphanie Tessier, de retour au CHSLD Lucien G. Rolland après trois mois d’arrêt, soit terrassée par la COVID. Cinq jours de trop, dans une guerre menée sans masque.
« Stéphanie est tombée malade. Après deux jours, elle n’allait vraiment pas bien. Je suis allée la reconduire à l’hôpital de Lachute. C’est la dernière fois que je l’ai vue vivante », raconte, encore sous le choc, son conjoint des 10 dernières années.
La jeune femme est rapidement intubée, puis transportée à l’unité des soins intensifs de l’hôpital de Saint-Jérôme. Pendant deux semaines, Kevin McCarthy n’aura droit à aucune visite. Son test est négatif, mais il doit rester isolé. « Tout ce temps-là, je la textais : “Donne-moi des nouvelles”. Elle n’a jamais répondu.» Elle sera transférée au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), où elle a rendu l’âme le 27 avril.
« J’ai reçu un appel. On m’a permis alors de venir la voir, morte, à travers une vitre. Je ne souhaite ça à personne », relate Kevin, habité par ce souvenir pénible.
Stéphanie a été rapidement incinérée. Son urne repose encore sur un meuble du salon. Pas de rencontre ni de buffet, seule une petite cérémonie a pu avoir lieu cet été dans une église à moitié vide, où parents et amis restaient à distance. « Je n’ai trouvé qu’une façon de donner un sens à tout ça. Stéphanie, je la vois comme un héros parti à la guerre sans arme. Si elle avait eu droit du masque, elle serait probablement encore vivante », dit-il, dans un filet de voix.
En septembre, on a enfin reconnu que Stéphanie était morte d’une maladie contractée au travail. « Je suis révolté. Mais ça ne la ramènera pas. » Pendant des mois, les deux chiens de Stéphanie ont attendu sagement son retour, chaque soir, sur le pas de la porte. Puis un jour, ils ont arrêté. « J’ai compris que pour moi aussi, il était temps que la vie continue. »
À visage découvert
« Enlevez vos masques, vous allez faire peur aux résidents ! » Cette phrase hante encore Josée, collègue de Marina Thénor Louis, emportée par la COVID en quelques jours.
Marina travaillait depuis 12 ans à l’unité des sourds et muets du CHSLD Cartierville quand elle a été retirée du travail, le 25 avril. Atteinte de diabète, comme Josée, elle se sent affaiblie et fiévreuse. Faut dire que les dernières semaines ont été éprouvantes. Sur son unité, le virus a terrassé plusieurs résidents.
Le lundi 27, son premier test de dépistage s’avère négatif. Pourtant, son état se détériore beaucoup. On la presse de passer un second test à l’hôpital, le mercredi 29 avril. Elle ne s’est jamais rendue, morte au bout de son souffle aux côtes de son conjoint qui la conduisait vers l’urgence.
« Le jeudi matin, un ami m’a texté : “Marina est morte.” Je me suis dit, ça ne se peut pas. On ne meurt pas comme ça à 45 ans, à cause du travail, ce n’est pas normal », répète Josée, qui ne décolère pas. Au CHSLD, c’est la consternation. « Les employés se cachaient pour pleurer, car la direction ne voulait pas
qu’on inquiète les familles. Mais les résidents, eux, avaient déjà tout compris. »
Le lendemain, les masques, confisqués plus tôt, sont soudainement réapparus. « Tous ont eu droit aux masques et aux visières. Il fallait que Marina meure pour ça ? C’est ce qui me fait le plus mal », déplore Josée. Le CIUSSS ne confirme toujours pas que la préposée est morte de la COVID et le rapport de la CNESST se fait toujours attendre.
La maladie qui n’en finit plus
C’est le mois de juillet, mais pour Xavier, c’est encore l’hiver. En mars, ce préposé à l’entretien de 50 ans a contracté la COVID. Après 14 jours de repos, il est rentré au boulot, mais ses batteries étaient à plat. « Quand je rentrais du travail, je m’effondrais sur mon lit et dormais une heure trente avant le souper. J’ai toujours été un gars actif, plein d’énergie. J’arrive plus à me concentrer. » Ce sportif, sauveteur bénévole pour l’armée canadienne, ne se reconnaît plus. « C’est fini, plus de vélo, de badminton. Je n’ai plus cette énergie. » Il va mieux, mais n’a pas retrouvé son aplomb d’avant la COVID. Huit mois plus tard, il titube encore vers son lit vers 20 h 30. Ça dure depuis des mois. Depuis une éternité.
Fin août 2020, le Québec tout entier est encore comme Xavier. Remis, mais abattu. Une 2e vague se dessine alors, et le 1er octobre, la moitié du Québec est déjà passé en zone rouge. À la minovembre, le ressac espéré de la vague ne se fait toujours pas sentir, avec plus de 7000 nouveaux cas par semaine, en dépit de restrictions sanitaires en place depuis six semaines.
Comment envisager les prochains mois, ne pas se heurter aux mêmes écueils ? Agir tôt, au risque de se tromper, insistent plusieurs experts. « Tout le monde avait accès aux projections fin février. Mais comme il n’y avait pas de cas au Québec, c’était difficile de convaincre les élus de fermeture même partielles », pense Benoît Mâsse, épidémiologiste à l’École de santé publique de Montréal.
L’expérience du SRAS, profitable en Asie, a mis les gouvernements occidentaux sur une mauvaise piste. « On a cru ça se passerait dans les hôpitaux comme en 2003. Toutes les ressources et tous les équipements sont allés là, dit-il. Or, le virus s’est avéré asymptomatique et s’est transmis là où ne l’attendait pas, dans les CHSLD. On s’est trompés de cible. »
Marqués par le SRAS, des pays comme la Corée et le Vietnam ont misé sur des systèmes de recherche de contacts infaillibles et pu éviter des confinements généralisés. Après huit mois, le Québec n’a toujours pas la note de passage sur ce point, juge l’épidémiologiste. « Or, seul un traçage efficace pourra permettre la reprise partielle d’activités culturelles, sociales et sportives, dans un cadre contrôlé. »
Le Québec est aussi rattrapé par la faiblesse de son premier rempart : son système de santé. « Ce qui nous fait le plus mal, c’est qu’avec 500 hospitalisations, le vase déborde », déplore Benoît Mâsse. Avec deux fois plus d’infections par 100 000 habitants, la France jouit d’une marge de manoeuvre qui fait défaut ici. Pour juguler le virus, le Québec n’a d’autres options que de maintenir l’étau des pans entiers de l’économie, ajoute cet expert. Or, dans ce scénario à sens unique, ce sont les plus démunis qui écopent de plein fouet, autant de la maladie, que des conséquences sociales délétères causées par le confinement.
Pour l’inventeur du vaccin contre l’Ebola, Gary Kobinger, « la plus grande erreur » commise aura été de penser qu’on est à l’abri, et de diffuser des messages de santé publique « qui ne sont pas assis sur la science. Et surtout, d’avoir peur de les changer. » « C’est typique de ce qu’on a vécu avec l’Ebola en Afrique. » Québec paie encore cher de n’avoir pas joué franc jeu sur le port du masque, ajoute-t-il. « On s’est davantage soucié de gérer le message dans les médias. Notre réponse n’a pas été à la hauteur. » Comme le présent virus ne sera pas le dernier à faire trembler la planète, il faut se préparer à l’émergence d’autres pathogènes, beaucoup plus inquiétants, estime le chercheur. « On est chanceux, le SRAS-CoV-2 ne tue pas d’enfants, de femmes enceintes. Huit pathogènes ont déjà été ciblés par l’OMS depuis 2015 comme des menaces, dit-il. On pourrait développer des vaccins dès maintenant. Si on l’avait fait après le SRAS en 2003, avec 500 millions de dollars, ça nous aurait aidés contre le coronavirus. On ne l’a pas fait. Cette pandémie a déjà coûté plus de 1,2 million de vies humaines et des milliards et des milliards de dollars. On ne doit pas répéter la même erreur. »
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