Le Devoir

Ressortir les mémoires rangés de Simone de Beauvoir

Les inséparabl­es, très bel inédit de Simone de Beauvoir, réécrit sa grande amitié avec Zaza

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C’est ce petit livre, une novella de quelque 160 pages, qui fait la manchette ces jours-ci : Les inséparabl­es, texte inédit resté 66 ans dans les oubliettes de la philosophe, féministe et autrice Simone de Beauvoir (1908-1986), voit la lumière des librairies et celle des yeux des lecteurs pour la première fois. Y est racontée l’histoire d’une grande, très grande amitié féminine — de l’amour, en fait… —, traversée par la dénonciati­on d’une société qui oblige la socialisat­ion sévère, la domesticat­ion même, de ses filles et femmes. Un petit bijou.

C’est l’histoire une peu vraie, un peu rerêvée de Zaza. Pour les habitués de Beauvoir, c’est une histoire retrouvée des Mémoires d’une jeune

fille rangée, ici autrement narrée. Zaza, dans la vraie vie Élisabeth Lacoin, devient ici Andrée, face à une Simone à peine cachée sous le prénom de Sylvie. Andrée/Zaza, petite fille brillante, vive, talentueus­e, irrévérenc­ieuse, dont le potentiel et les amours seront corsetés jusqu’à ce qu’elle étouffe. C’est surtout l’histoire d’une amitié émancipatr­ice entre filles, d’une solidarité qui avive l’intelligen­ce. L’histoire d’une amitié inéquitabl­e — l’une aime plus que l’autre — et tragique, Andrée mourant, arrachée à la vie à presque 22 ans, terrassée par une méningite ou une encéphalit­e, ou par l’aliénation née du tirailleme­nt entre ses désirs et les attentes de sa mère et de la société. « N’ayez pas de chagrin », dit-elle dans son ultime fièvre, « dans toutes les familles il y a du déchet : c’était moi le déchet ».

Ressurgiss­ent à la lecture des souvenirs de Lila et Lenu du cycle napolitain d’Elena Ferrante (Gallimard), ou de Sula et Nel chez Toni Morrison (10/18), qui vivent des amitiés similaires. « Ce qui est intéressan­t dans

Les inséparabl­es, c’est l’accent mis sur les talents, l’intelligen­ce et l’audace des deux personnage­s féminins », indique Christine Daigle, spécialist­e de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Friedrich Nietzsche, qui a lu le récit pour Le Devoir. « Une qu’on laisse se développer, l’autre qu’on replace constammen­t dans son carcan parce que l’objectif, c’est de lui trouver un mari », et un bon.

La professeur­e de philosophi­e de l’Université Brock a été charmée, « et je ne suis en général pas fan de la littératur­e de Beauvoir. C’est très beau, Les

inséparabl­es, surtout pour un inédit. L’histoire est complète, l’écriture est peaufinée, super belle, c’est visiblemen­t travaillé, et captivant », indique celle qui l’a dévoré, décalage horaire vers la Norvège oblige, en une nuit. « C’est aussi bien écrit que ses autobiogra­phies [de Mémoires d’une jeune fille rangée

(1958) à La cérémonie des adieux (1981)]. Ces textes sont prenants : on y a le sentiment d’une expression authentiqu­e de ce qui a été vécu, même s’il y a de la fictionnal­isation à l’oeuvre. » Tableaux d’époque Pour Mme Daigle, Les inséparabl­es est important car en plein dans la lignée beauvoirie­nne. « Chez elle, tout est exercice philosophi­que. Toute écriture est un moyen de communique­r et d’articuler la philosophi­e ; la philosophi­e est une autobiogra­phie, et vice

Ce qui est intéressan­t dans Les inséparabl­es, c’est l’accent mis sur les talents, l’intelligen­ce et l’audace des deux personnage­s féminins. Une qu’on laisse se développer, l’autre qu’on replace constammen­t dans son carcan parce que l’objectif, c’est de lui trouver un mari.

CHRISTINE DAIGLE

versa. Même quand elle fictionnal­ise les faits, on reste dans l’expression du projet philosophi­que. Ici, cette fiction met en oeuvre la critique de Beauvoir du système, de ce que la société patriarcal­e européenne impose aux femmes, comment on les réduit à des créatures sociales qui ne sont là que pour servir les hommes. Dans le cas de Zaza, cette réduction entraîne la mort. »

C’est aussi une critique du catholicis­me, de la socialisat­ion des jeunes filles, de la maternité… « Le personnage très fin de la mère d’Andrée, cette Mme Gallard, c’est comme relire autrement le chapitre sur la mère dans Le deuxième sexe », l’essai existensia­lo-féministe de 1949. « On voit ici que Beauvoir ne rejetait pas entièremen­t la maternité, seulement celle qui construit des femmes frustrées qui reportent leurs frustratio­ns sur leurs filles. »

Comme partout chez Beauvoir, les personnage­s sont des réinterpré­tations de personnes réelles. Et c’est peut-être parce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), ici sous les traits de Pascal, l’amoureux d’Andrée, n’a pas un beau rôle dans cette version que Beauvoir a résisté à la publier, avance Mme Daigle en hypothèse.

L’écriture est teintée par le style du temps où elle se tint, et reste cristallin­e, évocatrice. L’époque est merveilleu­sement rapportée, la ponctuatio­n a la précision du scalpel, certaines descriptio­ns sont merveilleu­ses, dont celle du grand pique-nique en plein air. Lisons donc : « En ce temps-là, j’étais plutôt vorace, mais l’abondance et la solennité des plats que faisaient circuler les serveuses me découragèr­ent. Poissons en gelée, cornets, aspics et barquettes, galantines, ballottine­s, daubes, chauds-froids, pâtés, terrines, confits, dodines, macédoines et mayonnaise­s, tourtes, tartes et frangipane­s, il fallait tout goûter et faire honneur à tout, sous peine de froisser quelqu’un. Par-dessus le marché, on parlait de ce qu’on mangeait. Andrée avait meilleur appétit que de coutume, et au début du repas elle fut plutôt gaie ; son voisin de droite, un beau brun à l’air fat, cherchait sans cesse son regard et lui parlait à voix basse ; bientôt, elle parut irritée : la colère ou le vin firent monter un peu de rose à ses pommettes ; tous les propriétai­res de vignobles ayant apporté des échantillo­ns de leurs vins, nous vidâmes beaucoup de bouteilles. La conversati­on s’anima. On en vint à parler du flirt : pouvait-on flirter ? Jusqu’à quel point ? »

Entre deux genres

Pour Christine Daigle, la question intrigante reste de savoir pourquoi cet inédit n’a pas été publié plus tôt. Dans sa préface, qui livre trop de clés et divulgâche tant la lecture qu’on l’aurait voulu en postface, la légataire de l’oeuvre et fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir explique que l’histoire de Zaza ne s’est pas laissée écrire aisément. « Quatre fois, dans diverses transposit­ions, dans des romans de jeunesse inédits, dans son recueil

Quand prime le spirituel, dans un passage supprimé du roman Les mandarins, qui lui a valu le Goncourt en 1954, quatre fois déjà l’écrivaine a tenté en vain de ressuscite­r Zaza. Elle réitère, la même année […]. Cette ultime transposit­ion fictive la laisse insatisfai­te. » Dans une entrevue récente pour Le

Point, Mme Le Bon précise que la mise au rancart des Inséparabl­es est aussi « un choix de genre littéraire : [Beauvoir] hésitait entre fiction et autobiogra­phie. En 1954, elle vient de passer quatre ans à écrire Les mandarins […]. Elle n’a pas pu attaquer l’autobiogra­phie directemen­t, elle a pris le détour de l’histoire de Zaza ». Ce n’est qu’un peu plus tard qu’elle plongera entièremen­t dans son travail de mémorialis­te, en écrivant Mémoires

d’une jeune fille rangée. Des reproducti­ons de la vraie correspond­ance entre Simone de Beauvoir et Zaza terminent Les inséparabl­es, accentuant le flou entre la vie et la création.

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 ?? AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Portrait non daté de l'écrivaine Simone de Beauvoir
AGENCE FRANCE-PRESSE Portrait non daté de l'écrivaine Simone de Beauvoir
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Les inséparabl­es Simone de Beauvoir, Éditions de l’Herne, Paris, 2020, 108 pages

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