Le Bloc de l’Ouest
Avec le Maverick Party, un nouveau vent de protestation vient des Prairies... et il pourrait nuire aux chances d’Erin O’Toole
L’histoire se répète, et avec les mêmes protagonistes en plus. Comme vers la fin des années 1980 avec le Reform Party, le ressentiment des provinces de l’Ouest envers le « Canada central » s’est doté d’un véhicule politique sur la scène fédérale, le Maverick Party. Et parce que celui qui le dirige, Jay Hill, était lui-même un réformiste de la première heure, il entend bien ne pas répéter les mêmes erreurs. Entrevue avec un ancien bras droit de Stephen Harper devenu ennemi d’Erin O’Toole.
Jay Hill a beau venir de Colombie-Britannique, vivre désormais à Calgary et ne pas parler un mot de français, ce sont René Lévesque, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Yves-François Blanchet qu’il cite comme exemples politiques. Car il veut faire de son Maverick Party (le Parti des anticonformistes) une sorte de Bloc québécois de l’Ouest canadien.
« J’ai entendu M. Blanchet dire en entrevue que si c’est bon pour le Québec, il votera pour et si ce n’est pas bon pour le Québec, il votera contre. J’entends avoir un groupe de députés Maverick qui appliqueront exactement la même stratégie pour les quatre provinces de l’Ouest », explique M. Hill en entrevue avec Le Devoir.
Jay Hill a une longue feuille de route politique. En 1988, il se porte candidat à l’élection pour le Parti réformiste qui vient de voir le jour. Il essuie la défaite, mais tente sa chance à nouveau en 1993 et fera alors partie du contingent de 52 députés qui se rendront à Ottawa sous le leadership de Preston Manning. Leur slogan à l’époque : « The West wants in ». Jay Hill demeurera en poste malgré la transformation du Parti réformiste en Alliance canadienne (2000) puis en Parti conservateur (2003), et prendra sa retraite seulement en 2010, alors qu’il siège au cabinet de Stephen Harper en tant que leader du gouvernement en Chambre.
Mais aujourd’hui, son message a changé. Jay Hill n’aspire plus, comme au début de sa carrière, à faire entrer sa région dans le Canada. Il cherche à l’en sortir si elle n’obtient pas les réformes constitutionnelles réclamées : un Sénat égal, élu et efficace (le Sénat Triple-E, une marotte réformiste) ; une formule de péréquation qui avantage moins certaines provinces, notamment le Québec ; une distribution des sièges à la Chambre des communes qui reflète plus fidèlement la démographie ; et une reconnaissance de l’industrie pétrolière comme moteur économique du pays.
Aspirations
« Nous croyons à plus d’autonomie et d’équité pour l’Ouest canadien soit par des réformes constitutionnelles, soit par la création d’une nation indépendante, dit-il. […] Le Parti réformiste se concentrait uniquement sur l’option A. Maintenant, nous avons l’option B. C’est très similaire au Bloc québécois. »
Le Maverick Party a le potentiel de présenter entre 104 et 107 candidats, selon qu’on ajoute ou pas les trois sièges du Nord à ceux des quatre provinces de l’Ouest. Mais pas question comme à l’époque réformiste de présenter des candidats ailleurs.
« Nous ne répéterons pas ce que je considère maintenant avoir été l’erreur du Parti réformiste, dit M. Hill. Preston Manning avait un objectif différent de celui du Maverick Party. Nous n’aspirons pas à former le gouvernement comme y aspirait le Parti réformiste. »
Le nombre de candidats Maverick sera plus ou moins élevé selon que l’élection a lieu dès ce printemps ou d’ici trois ans. Dans l’éventualité d’un scrutin hâtif, la priorité sera de présenter des candidats dans les 49 circonscriptions où le Parti conservateur a obtenu en 2019 une telle avance qu’une division du vote avec la nouvelle formation ne contribuerait pas pour autant à l’élection d’un député libéral ou néodémocrate.
« Si Erin O’Toole se concentre sur l’Ontario et le Québec et fait élire un gouvernement minoritaire, nous pourrions, avec disons 12 ou 14 sièges, détenir la balance du pouvoir. Et comme le fait le Bloc, nous endosserions les mesures qui sont bonnes pour l’Ouest », explique Jay Hill.
Mais pourquoi alors ne pas simplement rester dans le giron du Parti conservateur et travailler de l’intérieur pour qu’il prenne en compte les récriminations de sa région ? Jay Hill explique que cette stratégie n’a pas donné les résultats escomptés dans le passé. « Nous avons essayé cela depuis 1905 », dit-il en faisant référence à la date d’entrée de l’Alberta dans la Confédération. « Invariablement », dit-il, une administration conservatrice sera suivie d’un gouvernement libéral « qui nous traitera comme une colonie ».
« Oui, vous pouvez voter pour Erin O’Toole et le Parti conservateur […] comme vous avez voté pour moi dans le passé. Mais rien ne changera sur le fond. Même si on obtient un gouvernement majoritaire O’Toole — et les sondages en ce moment indiquent qu’on est loin du compte — nous aurons seulement un bon gouvernement pour quatre, six ou huit années et après il y aura un autre Trudeau, si ce n’est de nom, du moins de philosophie. »
Jay Hill n’hésite pas à qualifier Justin Trudeau de « clown » dont « la fixation sur les changements climatiques heurte le moteur de l’économie qu’est l’industrie pétrolière et gazière ». Il se fait le porteur du ressentiment de l’Ouest envers l’Ontario, le Québec et les provinces maritimes « qui ne voient pas tous les milliards en impôts que rapporte cette industrie et qui ne se demandent pas comment ils remplaceront ces revenus ».
Le Maverick Party entend donc avoir des préoccupations très ciblées et laisser de côté les questions sociales qui intéressaient tant le Parti réformiste. « L’avortement, le mariage gai, l’aide à mourir, nous n’avons pas de position làdessus, assure Jay Hill. […] De manière générale, les Canadiens sont à l’aise avec les positions du pays sur ces sujets et nous ne voyons aucune raison de rouvrir ces débats. » Lorsqu’il était dans la famille réformiste, M. Hill avait la réputation d’être une voix modérée.
Pas candidat
Aujourd’hui, Jay Hill compte dans son équipe cinq anciens députés réformistes ou conservateurs : Allan Kerpan, Leon Benoit, Val Meredith, LaVar Payne et Eric Lowther. À 67 ans, M. Hill n’entend pas lui-même se présenter à l’élection. Il n’est d’ailleurs que le chef intérimaire de la formation. Le parti espère pouvoir tenir un congrès d’orientation et de leadership en mai prochain, si la pandémie le permet. Si une élection devait avoir lieu avant, M. Hill ferait campagne en tant que porte-parole, mais ne solliciterait pas de siège à la Chambre des communes.
Cela fait bondir Peter Downing. Cet ancien policier et militaire a fondé le Parti Wexit (une contraction entre West et exit inspirée du Brexit), qui est devenu cet été le Maverick Party. M. Downing avait lui-même recruté M. Hill, pensant que sa notoriété donnerait ses lettres de noblesse au mouvement. Il lui reproche aujourd’hui de s’être déjà ramolli. « Il prend une approche modérée. […] Les gens ici pensent qu’il abandonne l’indépendance au profit de la réforme. Il veut faire du parti un Parti réformiste 2.0 et les gens ne veulent pas ça. »
M. Downing reproche aussi à Jay Hill d’avoir reconnu la victoire de Joe Biden aux États-Unis « alors que les gens en Alberta souhaitaient vraiment la réélection de Donald Trump » et que lui-même « croit à 100 % qu’il y a eu massivement de la fraude », des allégations pour lesquelles le camps républicain n’a encore fourni aucune preuve. M. Downing entend donc créer sa propre formation séparatiste, le parti Alberta First, qui ne présentera des candidats que dans cette province.
M. Hill se défend de ces accusations. Encore une fois, il dit tirer ses leçons du mouvement indépendantiste québécois. « Autant M. Lévesque que M. Parizeau — mais pas Lucien Bouchard, qui était plus rusé — ont commis l’erreur de parler de plus en plus à leur base, les séparatistes purs et durs. Cela a rebuté les modérés. » Il retient des deux référendums québécois que « si on parle seulement de l’option B, et c’est ce que faisait Peter Downing avec le Wexit, vous vous mettez à dos les indécis et vous faites peur à tous ceux qui auraient pu voter pour l’indépendance. »
Les députés conservateurs qui président les caucus de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba ont chacun refusé d’accorder une entrevue au Devoir pour parler du Maverick Party. Mais dans un récent texte d’opinion publié sur CBC, l’ancien directeur des communications de Stephen Harper, Kory Teneycke, a écrit qu’Erin O’Toole devrait s’inquiéter de cette nouvelle formation. « La force du Parti conservateur dans les Prairies a été périodiquement contrecarrée par les mouvements populistes, que ce soit les Progressistes dans les années 1920, le Crédit social dans les années 1930 ou le Parti réformiste dans les années 1990. »
Il note qu’à l’élection provinciale de Saskatchewan cet automne, le tout nouveau Buffalo Party (un équivalent du Maverick Party) est arrivé en troisième place. Il n’a récolté que 2,54 % des voix exprimées, mais en ne présentant que 17 candidats sur une possibilité de 61. Quatre sont arrivés en seconde place. Le parti a quand même devancé le Parti vert (2,25 %, 60 candidats), le Parti progressiste-conservateur (1,89 %, 31 candidats) et le Parti libéral (0,08 %, 3 candidats).
« L’appui pour la séparation de l’Ouest demeure bas, conclut M. Teneycke, mais cela ne constitue pas un frein pour le Maverick Party, pas plus que l’appui à la séparation du Québec ne limite le Bloc québécois ou le Parti québécois. »