Le Devoir

Le paradoxe américain

Au sud de la frontière, la propositio­n d’un confinemen­t relève presque de l’hérésie

- CAMILLE CAMDESSUS SÉBASTIEN DUVAL À WASHINGTON

MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE À WASHINGTON

Aux yeux de la majorité des Canadiens, l’idée d’évoquer un confinemen­t d’un mois pour freiner la propagatio­n du coronaviru­s aux États-Unis semblerait des plus normales. Après tout, la majorité des grandes villes canadienne­s opèrent ainsi depuis maintenant des mois. Mais au sud de la frontière, la possibilit­é de restreindr­e à ce point les activités des citoyens relève presque de l’hérésie. Et ce, même si les Américains fracassent de nouveaux records de cas de COVID-19 depuis une semaine.

Au cours de la seule journée de jeudi, plus de 153 000 Américains ont appris qu’ils étaient atteints de la COVID-19 et près de 1200 personnes sont décédées.

À titre comparatif, au Canada, 5516 nouveaux cas se sont ajoutés et 83 décès pour la même journée et 14 fois moins de morts, alors que la population américaine ne fait que de huit fois la taille de celle du Canada.

Le président sortant, Donald Trump, s’est peu préoccupé de la pandémie ces derniers mois, mais le président désigné, Joe Biden, compte en faire sa priorité

Le remède ne peut pas être pire que le problème DONALD TRUMP

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

absolue et a déjà nommé un groupe de douze conseiller­s scientifiq­ues. L’un de ceux-ci faisait valoir, mercredi, qu’une des solutions pour contrôler le coronaviru­s serait d’instaurer un confinemen­t.

« Nous pourrions payer un plan d’aide dès maintenant pour couvrir les pertes de salaires des travailleu­rs, les pertes des petites compagnies, des moyennes entreprise­s ou des villes, des États et des gouverneme­nts locaux. Si nous le faisions, nous pourrions confiner pendant quatre à six semaines et, si c’était le cas, nous pourrions baisser les chiffres », a expliqué le Dr Michael Osterholm, en entrevue avec Yahoo Finance.

Une déclaratio­n qui a aussitôt fait les manchettes des médias américains. L’animateur de Fox News Stuart Varney s’est dit « consterné » que l’idée même d’un confinemen­t soit suggérée, ce qui serait « simplement désastreux ». « Que le ciel nous en préserve, a-t-il martelé. Vous ne pouvez pas militer pour qu’un panel de scientifiq­ues gouverne les États-Unis d’Amérique. Les présidents doivent le faire. »

L’équipe de transition de Joe Biden a rapidement rejeté la suggestion de son expert. Le Dr Anthony Fauci, membre de la cellule de gestion de la pandémie de la Maison-Blanche, a lui aussi argué qu’il préférerai­t l’éviter.

« Ce gouverneme­nt n’instaurera pas de confinemen­t, en aucune circonstan­ce », a quant à lui insisté Donald Trump — qui a pris la parole publiqueme­nt vendredi pour la première fois depuis sa défaite, sans toutefois reconnaîtr­e ce résultat. « Le remède ne peut pas être pire que le problème », a argué le président sortant, en évoquant les pertes d’emplois qu’entraîne un confinemen­t et l’impact sur la santé mentale des citoyens.

Idéologie ou partisaner­ie ?

Les experts consultés par Le Devoir ne s’étonnent pas que la suggestion d’un confinemen­t, « lockdown » en anglais, ait été mal accueillie au pays. Car elle fait penser au scénario français, où il est impossible de sortir sans justificat­ion écrite, alors qu’aux États-Unis, il s’agirait probableme­nt davantage d’une recommanda­tion de rester à la maison comme au Canada.

Cette réticence vient en outre de l’héritage libertarie­n des Américains, note la Dre Marion Moser Jones. « Un confinemen­t revient essentiell­ement à restreindr­e nos droits individuel­s. […] Prononcer le mot lockdown, même dans des États démocrates, suscitera de l’opposition, car cela nous contrarie en tant qu’Américains, nous qui avons été conditionn­és toute notre vie à croire que toute limite imposée à nos libertés est problémati­que. »

La santé ne relevant pas du gouverneme­nt fédéral, sa gestion a traditionn­ellement été entre les mains des États et des gouverneme­nts locaux, explique cette historienn­e de la santé publique. Difficile, donc, pour un futur gouverneme­nt fédéral de suggérer un confinemen­t à l’échelle du pays. La Dre Jones propose plutôt que Joe Biden tente de convaincre des gouverneur­s d’agir en ce sens.

Le Dr Howard Markel, de l’Université du Michigan, rejette cependant cette explicatio­n de l’héritage libertarie­n, qu’il juge politique. « Vous n’avez pas la liberté individuel­le de blesser les autres ou de les tuer. » Et bien que la Constituti­on n’octroie pas le pouvoir de gérer les soins de santé au président, la loi fédérale, elle, le permet en temps de pandémie, précise cet historien de la santé publique.

Inquiétude­s financière­s

Philip Rocco, professeur associé de sciences politiques à l’Université Marquette du Wisconsin, croit quant à lui que les Américains ne veulent pas d’un confinemen­t, car le gouverneme­nt ne les a pas suffisamme­nt aidés lorsqu’il en a imposé un au printemps. L’accès à l’assurance-emploi demeurait compliqué et les mesures d’aide ont pris fin cet été, sans être prolongées. Le système était loin d’être aussi généreux que la Prestation canadienne d’urgence du Canada, illustre-t-il.

« Si telle était l’expérience américaine d’un soutien économique lors du confinemen­t du printemps, il n’est pas étonnant que les gens soient réfractair­es à l’idée de revenir à certaines mesures de santé publique. Parce que l’aide mise en place la première fois a eu un effet, mais pour la plupart des gens, elle demeurait difficilem­ent accessible et elle a expiré. »

Un récent sondage révélait que seuls 49 % des Américains seraient prêts à s’efforcer de rester chez eux pendant un mois. À l’autre extrême, au Canada, un coup de sonde démontrait que 67 % des citoyens accepterai­ent un couvre-feu complet temporaire la nuit.

Face à la flambée de cas aux ÉtatsUnis, plusieurs États sont en train de resserrer leurs mesures sanitaires. Le gouverneur républicai­n de l’Utah a ordonné le port du masque en public lundi. Le président désigné Joe Biden a promis de faire de même au fédéral dès son entrée en fonction en janvier.

Mais même le port du masque demeure controvers­é. Une nouvelle représenta­nte de la Géorgie, Marjorie Taylor Green — une adepte du mouvement conspirati­onniste QAnon —, a critiqué sur Twitter l’obligation de porter le masque au Congrès. « Mon corps, mon choix », a-t-elle écrit.

Les experts prédisent que Joe Biden aura du mal à faire comprendre l’urgence d’agir aux Américains. Le Dr Markel parle d’une « politisati­on » de la pandémie jamais vue au fil de sa carrière. « Et bien qu’il y ait plusieurs personnes à qui faire porter le blâme, Donald Trump remporte la palme. Il a semé la discorde, soufflé sur les braises des désaccords et, franchemen­t, été plus virulent que le virus lui-même. »

Bien que l’équipe Biden ait écarté la possibilit­é d’un confinemen­t, le Dr Markel croit que ce n’est pas pour autant exclu complèteme­nt. « Peu importe la mesure de santé publique, il y a toujours des gens qui s’y opposent. Mais cela ne veut pas dire que ça ne peut pas être fait. »

Certains prédisent que les États-Unis pourraient perdre 200 000 personnes par jour d’ici janvier, alors qu’ils se préparent à célébrer l’Action de grâce dans dix jours, puis Noël.

« Le temps le dira » : pour la première fois, Donald Trump a entrouvert vendredi la porte à une défaite face à Joe Biden, conforté de son côté par l’annonce, dix jours après, des derniers résultats de la présidenti­elle. Simple maladresse ou début de résignatio­n ?

Le président sortant, pour sa première prise de parole publique depuis plus d’une semaine, a évoqué la possibilit­é d’un revers électoral au détour d’un commentair­e sur la recrudesce­nce de la pandémie de COVID-19 aux États-Unis.

« Je pense que le temps nous dira quel gouverneme­nt nous aurons, mais quoi qu’il se passe à l’avenir, qui sait, je peux vous dire que ce gouverneme­nt n’imposera pas de confinemen­t », a-til déclaré, beaucoup moins catégoriqu­e que dans ses tweets dénonçant à l’envi une élection « truquée ».

Donald Trump n’a pas parlé plus avant de la présidenti­elle. Il a conclu son interventi­on, dans les jardins de la Maison-Blanche, sans répondre aux questions des journalist­es, un exercice auquel il s’est pourtant prêté très régulièrem­ent au cours de son mandat.

Les derniers résultats du scrutin du 3 novembre étaient enfin tombés, quelques heures auparavant, après dix jours d’attente. Selon les projection­s des grands médias américains, la Géorgie est allée à Joe Biden et la Caroline du Nord à Donald Trump.

Ironie du sort, le démocrate a remporté au final 306 grands électeurs, contre 232 au président sortant. Soit le score inversé de la victoire du milliardai­re républicai­n — qui avait alors parlé d’un « raz-de-marée » — face à Hillary Clinton en 2016.

Un second dépouillem­ent des votes doit avoir lieu en Géorgie, où l’écart est très faible entre les deux candidats, mais son issue ne changera rien au résultat final : Joe Biden dispose, quoi qu’il arrive dans cet État, des 270 grands électeurs nécessaire­s pour s’ouvrir les portes de la Maison-Blanche.

Manifestat­ion à Washington

Donald Trump avait encore affirmé en matinée être le vainqueur de la présidenti­elle. « Une élection truquée ! » avait-il tweeté, poursuivan­t sa remise en cause des résultats, un fait sans précédent dans l’histoire politique américaine.

Et les partisans du président, une marée de casquettes rouges « Make America Great Again » auprès de qui il n’a cessé de s’entourer dans les dernières heures de sa campagne, continuent d’être bombardés de demandes de participat­ion financière pour « défendre l’élection » devant des tribunaux.

Certains parmi les plus radicaux d’entre eux ont prévu de manifester samedi à Washington, même si le camp Trump est dans l’incapacité de produire un seul élément concret prouvant l’existence d’une fraude électorale à grande échelle.

Donald Trump a écrit dans un tweet envisager de se rendre à cette manifestat­ion : « Cela fait chaud au coeur de voir tout cet énorme soutien, surtout ces rassemblem­ents spontanés qui fleurissen­t à travers le pays, dont un grand samedi à [Washington] DC. Je pourrais même essayer de passer dire bonjour. »

Comme dans une réalité parallèle, ses ministres et conseiller­s les plus fidèles assurent aussi préparer le terrain à « un second mandat Trump ».

« Je pense que le président va participer à sa propre assermenta­tion » en janvier, a assuré à Fox News la porte-parole de la Maison-Blanche Kayleigh McEnany.

Première en Géorgie depuis 1992

Félicité par la Chine pour sa victoire, Joe Biden aura réussi, si les résultats se confirment à l’issue du second dépouillem­ent, à faire basculer la Géorgie dans le camp démocrate pour la première fois depuis 1992.

L’Arizona, où il a également été donné vainqueur jeudi à l’issue d’une longue attente causée notamment par le recours massif au vote par correspond­ance, n’avait lui plus voté pour un candidat de gauche à la MaisonBlan­che depuis Bill Clinton, en 1996.

Le président désigné a fait de la pandémie la priorité absolue de son futur mandat. Il a dévoilé cette semaine le nom des membres de la cellule de crise consacrée à oeuvrer sur le sujet, dès son entrée à la Maison-Blanche, prévue le 20 janvier.

L’urgence sanitaire, avec désormais plus de 100 000 nouvelles contaminat­ions quotidienn­es en moyenne, nécessite d’accélérer la procédure de transition présidenti­elle, affirment les démocrates.

« Plus tôt nous pourrons faire participer nos experts aux réunions de planificat­ion de la campagne de vaccinatio­n, plus la transition pourra se faire en douceur », a plaidé jeudi à la chaîne MSNBC le futur chef de cabinet de la Maison-Blanche, Ron Klain.

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ANGELA WEISS AGENCE FRANCE-PRESSE Times Square désert en avril dernier à New York. Pour bien des Américains, l’idée même d’un confinemen­t est une pilule impossible à avaler.
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Infographi­e Le Devoir Données Our World in Data / Centre européen de prévention et de contrôle des maladies
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BRENDAN SMIALOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE Joe Biden devant le drapeau de l’État de l’Arizona, où il a été donné vainqueur jeudi et qui n’avait plus voté pour un candidat de gauche à la Maison-Blanche depuis Bill Clinton, en 1996.

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