Le paradoxe américain
Au sud de la frontière, la proposition d’un confinement relève presque de l’hérésie
MARIE VASTEL CORRESPONDANTE À WASHINGTON
Aux yeux de la majorité des Canadiens, l’idée d’évoquer un confinement d’un mois pour freiner la propagation du coronavirus aux États-Unis semblerait des plus normales. Après tout, la majorité des grandes villes canadiennes opèrent ainsi depuis maintenant des mois. Mais au sud de la frontière, la possibilité de restreindre à ce point les activités des citoyens relève presque de l’hérésie. Et ce, même si les Américains fracassent de nouveaux records de cas de COVID-19 depuis une semaine.
Au cours de la seule journée de jeudi, plus de 153 000 Américains ont appris qu’ils étaient atteints de la COVID-19 et près de 1200 personnes sont décédées.
À titre comparatif, au Canada, 5516 nouveaux cas se sont ajoutés et 83 décès pour la même journée et 14 fois moins de morts, alors que la population américaine ne fait que de huit fois la taille de celle du Canada.
Le président sortant, Donald Trump, s’est peu préoccupé de la pandémie ces derniers mois, mais le président désigné, Joe Biden, compte en faire sa priorité
Le remède ne peut pas être pire que le problème DONALD TRUMP
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.
absolue et a déjà nommé un groupe de douze conseillers scientifiques. L’un de ceux-ci faisait valoir, mercredi, qu’une des solutions pour contrôler le coronavirus serait d’instaurer un confinement.
« Nous pourrions payer un plan d’aide dès maintenant pour couvrir les pertes de salaires des travailleurs, les pertes des petites compagnies, des moyennes entreprises ou des villes, des États et des gouvernements locaux. Si nous le faisions, nous pourrions confiner pendant quatre à six semaines et, si c’était le cas, nous pourrions baisser les chiffres », a expliqué le Dr Michael Osterholm, en entrevue avec Yahoo Finance.
Une déclaration qui a aussitôt fait les manchettes des médias américains. L’animateur de Fox News Stuart Varney s’est dit « consterné » que l’idée même d’un confinement soit suggérée, ce qui serait « simplement désastreux ». « Que le ciel nous en préserve, a-t-il martelé. Vous ne pouvez pas militer pour qu’un panel de scientifiques gouverne les États-Unis d’Amérique. Les présidents doivent le faire. »
L’équipe de transition de Joe Biden a rapidement rejeté la suggestion de son expert. Le Dr Anthony Fauci, membre de la cellule de gestion de la pandémie de la Maison-Blanche, a lui aussi argué qu’il préférerait l’éviter.
« Ce gouvernement n’instaurera pas de confinement, en aucune circonstance », a quant à lui insisté Donald Trump — qui a pris la parole publiquement vendredi pour la première fois depuis sa défaite, sans toutefois reconnaître ce résultat. « Le remède ne peut pas être pire que le problème », a argué le président sortant, en évoquant les pertes d’emplois qu’entraîne un confinement et l’impact sur la santé mentale des citoyens.
Idéologie ou partisanerie ?
Les experts consultés par Le Devoir ne s’étonnent pas que la suggestion d’un confinement, « lockdown » en anglais, ait été mal accueillie au pays. Car elle fait penser au scénario français, où il est impossible de sortir sans justification écrite, alors qu’aux États-Unis, il s’agirait probablement davantage d’une recommandation de rester à la maison comme au Canada.
Cette réticence vient en outre de l’héritage libertarien des Américains, note la Dre Marion Moser Jones. « Un confinement revient essentiellement à restreindre nos droits individuels. […] Prononcer le mot lockdown, même dans des États démocrates, suscitera de l’opposition, car cela nous contrarie en tant qu’Américains, nous qui avons été conditionnés toute notre vie à croire que toute limite imposée à nos libertés est problématique. »
La santé ne relevant pas du gouvernement fédéral, sa gestion a traditionnellement été entre les mains des États et des gouvernements locaux, explique cette historienne de la santé publique. Difficile, donc, pour un futur gouvernement fédéral de suggérer un confinement à l’échelle du pays. La Dre Jones propose plutôt que Joe Biden tente de convaincre des gouverneurs d’agir en ce sens.
Le Dr Howard Markel, de l’Université du Michigan, rejette cependant cette explication de l’héritage libertarien, qu’il juge politique. « Vous n’avez pas la liberté individuelle de blesser les autres ou de les tuer. » Et bien que la Constitution n’octroie pas le pouvoir de gérer les soins de santé au président, la loi fédérale, elle, le permet en temps de pandémie, précise cet historien de la santé publique.
Inquiétudes financières
Philip Rocco, professeur associé de sciences politiques à l’Université Marquette du Wisconsin, croit quant à lui que les Américains ne veulent pas d’un confinement, car le gouvernement ne les a pas suffisamment aidés lorsqu’il en a imposé un au printemps. L’accès à l’assurance-emploi demeurait compliqué et les mesures d’aide ont pris fin cet été, sans être prolongées. Le système était loin d’être aussi généreux que la Prestation canadienne d’urgence du Canada, illustre-t-il.
« Si telle était l’expérience américaine d’un soutien économique lors du confinement du printemps, il n’est pas étonnant que les gens soient réfractaires à l’idée de revenir à certaines mesures de santé publique. Parce que l’aide mise en place la première fois a eu un effet, mais pour la plupart des gens, elle demeurait difficilement accessible et elle a expiré. »
Un récent sondage révélait que seuls 49 % des Américains seraient prêts à s’efforcer de rester chez eux pendant un mois. À l’autre extrême, au Canada, un coup de sonde démontrait que 67 % des citoyens accepteraient un couvre-feu complet temporaire la nuit.
Face à la flambée de cas aux ÉtatsUnis, plusieurs États sont en train de resserrer leurs mesures sanitaires. Le gouverneur républicain de l’Utah a ordonné le port du masque en public lundi. Le président désigné Joe Biden a promis de faire de même au fédéral dès son entrée en fonction en janvier.
Mais même le port du masque demeure controversé. Une nouvelle représentante de la Géorgie, Marjorie Taylor Green — une adepte du mouvement conspirationniste QAnon —, a critiqué sur Twitter l’obligation de porter le masque au Congrès. « Mon corps, mon choix », a-t-elle écrit.
Les experts prédisent que Joe Biden aura du mal à faire comprendre l’urgence d’agir aux Américains. Le Dr Markel parle d’une « politisation » de la pandémie jamais vue au fil de sa carrière. « Et bien qu’il y ait plusieurs personnes à qui faire porter le blâme, Donald Trump remporte la palme. Il a semé la discorde, soufflé sur les braises des désaccords et, franchement, été plus virulent que le virus lui-même. »
Bien que l’équipe Biden ait écarté la possibilité d’un confinement, le Dr Markel croit que ce n’est pas pour autant exclu complètement. « Peu importe la mesure de santé publique, il y a toujours des gens qui s’y opposent. Mais cela ne veut pas dire que ça ne peut pas être fait. »
Certains prédisent que les États-Unis pourraient perdre 200 000 personnes par jour d’ici janvier, alors qu’ils se préparent à célébrer l’Action de grâce dans dix jours, puis Noël.
« Le temps le dira » : pour la première fois, Donald Trump a entrouvert vendredi la porte à une défaite face à Joe Biden, conforté de son côté par l’annonce, dix jours après, des derniers résultats de la présidentielle. Simple maladresse ou début de résignation ?
Le président sortant, pour sa première prise de parole publique depuis plus d’une semaine, a évoqué la possibilité d’un revers électoral au détour d’un commentaire sur la recrudescence de la pandémie de COVID-19 aux États-Unis.
« Je pense que le temps nous dira quel gouvernement nous aurons, mais quoi qu’il se passe à l’avenir, qui sait, je peux vous dire que ce gouvernement n’imposera pas de confinement », a-til déclaré, beaucoup moins catégorique que dans ses tweets dénonçant à l’envi une élection « truquée ».
Donald Trump n’a pas parlé plus avant de la présidentielle. Il a conclu son intervention, dans les jardins de la Maison-Blanche, sans répondre aux questions des journalistes, un exercice auquel il s’est pourtant prêté très régulièrement au cours de son mandat.
Les derniers résultats du scrutin du 3 novembre étaient enfin tombés, quelques heures auparavant, après dix jours d’attente. Selon les projections des grands médias américains, la Géorgie est allée à Joe Biden et la Caroline du Nord à Donald Trump.
Ironie du sort, le démocrate a remporté au final 306 grands électeurs, contre 232 au président sortant. Soit le score inversé de la victoire du milliardaire républicain — qui avait alors parlé d’un « raz-de-marée » — face à Hillary Clinton en 2016.
Un second dépouillement des votes doit avoir lieu en Géorgie, où l’écart est très faible entre les deux candidats, mais son issue ne changera rien au résultat final : Joe Biden dispose, quoi qu’il arrive dans cet État, des 270 grands électeurs nécessaires pour s’ouvrir les portes de la Maison-Blanche.
Manifestation à Washington
Donald Trump avait encore affirmé en matinée être le vainqueur de la présidentielle. « Une élection truquée ! » avait-il tweeté, poursuivant sa remise en cause des résultats, un fait sans précédent dans l’histoire politique américaine.
Et les partisans du président, une marée de casquettes rouges « Make America Great Again » auprès de qui il n’a cessé de s’entourer dans les dernières heures de sa campagne, continuent d’être bombardés de demandes de participation financière pour « défendre l’élection » devant des tribunaux.
Certains parmi les plus radicaux d’entre eux ont prévu de manifester samedi à Washington, même si le camp Trump est dans l’incapacité de produire un seul élément concret prouvant l’existence d’une fraude électorale à grande échelle.
Donald Trump a écrit dans un tweet envisager de se rendre à cette manifestation : « Cela fait chaud au coeur de voir tout cet énorme soutien, surtout ces rassemblements spontanés qui fleurissent à travers le pays, dont un grand samedi à [Washington] DC. Je pourrais même essayer de passer dire bonjour. »
Comme dans une réalité parallèle, ses ministres et conseillers les plus fidèles assurent aussi préparer le terrain à « un second mandat Trump ».
« Je pense que le président va participer à sa propre assermentation » en janvier, a assuré à Fox News la porte-parole de la Maison-Blanche Kayleigh McEnany.
Première en Géorgie depuis 1992
Félicité par la Chine pour sa victoire, Joe Biden aura réussi, si les résultats se confirment à l’issue du second dépouillement, à faire basculer la Géorgie dans le camp démocrate pour la première fois depuis 1992.
L’Arizona, où il a également été donné vainqueur jeudi à l’issue d’une longue attente causée notamment par le recours massif au vote par correspondance, n’avait lui plus voté pour un candidat de gauche à la MaisonBlanche depuis Bill Clinton, en 1996.
Le président désigné a fait de la pandémie la priorité absolue de son futur mandat. Il a dévoilé cette semaine le nom des membres de la cellule de crise consacrée à oeuvrer sur le sujet, dès son entrée à la Maison-Blanche, prévue le 20 janvier.
L’urgence sanitaire, avec désormais plus de 100 000 nouvelles contaminations quotidiennes en moyenne, nécessite d’accélérer la procédure de transition présidentielle, affirment les démocrates.
« Plus tôt nous pourrons faire participer nos experts aux réunions de planification de la campagne de vaccination, plus la transition pourra se faire en douceur », a plaidé jeudi à la chaîne MSNBC le futur chef de cabinet de la Maison-Blanche, Ron Klain.