Un « badge » contre la COVID
Un entrepreneur veut rouvrir les restaurants et garder les écoles ouvertes grâce à une application permettant de retrouver rapidement les contacts des personnes infectées
Empêcher des réacteurs chimiques d’exploser. C’est, en gros, le travail de Benoit Janvier. L’ingénieur crée des systèmes semblables à des thermostats pour réguler la température des réacteurs et prévenir les explosions. Depuis avril, il n’a qu’une seule obsession : « sauver le Québec » grâce à son expertise.
Le président d’Enero Solutions est un expert des systèmes de régulation et des réactions en chaîne. « La vie, c’est un enchaînement de rencontres, dit Benoit Janvier. Avec la COVID-19, c’est cet enchaînement qui doit être maîtrisé. » À ses yeux, la pandémie est un énorme réacteur qu’on peut parvenir à contrôler grâce à des algorithmes.
Avec le soutien d’un professeur de Polytechnique Montréal, Benoit Janvier et son équipe développent une application pour trouver les gens qui ont fréquenté les mêmes lieux publics que les personnes atteintes de la COVID-19.
L’objectif ? Détecter rapidement les « événements de supertransmission » et permettre la réouverture sécuritaire de nombreux commerces, comme les restaurants, les théâtres et les musées.
Enero Solutions a récemment déposé une demande de brevet pour son application appelée TAP-in. « C’est comme un badge », explique Benoit Janvier.
Avant de pénétrer dans un lieu social, comme un restaurant, les personnes présentent leur identifiant (un code QR, type de codes-barres pouvant se retrouver sur un cellulaire ou une feuille de papier). Lorsqu’un individu est déclaré positif à la COVID-19, l’outil numérique envoie une notification à tous ceux présents au même endroit et au même moment que lui.
Cette approche est similaire à celle utilisée par l’application volontaire du ministère de la Santé en Nouvelle-Zélande. Mais le TAP-in va plus loin. L’outil pourra déterminer le degré de risque des contacts d’être atteints de la COVID-19, affirme Benoit Janvier. Une personne présente dans un bar en même temps qu’un cas positif obtiendra un score plus élevé qu’un contact de deuxième ou troisième génération.
Selon leur niveau de risque, les individus se verront interdire l’entrée dans les endroits publics participants, indique Benoit Janvier. Ils demeureront persona non grata jusqu’à ce qu’ils obtiennent un test de dépistage négatif.
Le président d’Enero Solutions estime que cette « application citoyenne et volontaire » est la « moins intrusive, la plus démocratique et la plus respectueuse des valeurs occidentales pour se débarrasser de la COVID-19 ». « La seule liberté que cet outil enlève, c’est celle d’aller infecter les autres », soutient-il.
Des appuis
La Dre Caroline Quach-Thanh, microbiologiste-infectiologue au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, appuie l’entrepreneur dans ses démarches. « Je pense que l’application peut aider à faire la recherche de contacts », dit-elle.
La pédiatre reconnaît que cet outil soulève de nombreuses questions, notamment de libertés individuelles. « Ça prend un éthicien [dans le projet], dit la Dre Quach-Thanh. Mais si je ne me lave pas les mains, est-ce qu’ils me laissent rentrer à l’épicerie ? Je ne suis pas certaine. C’est mon opinion personnelle, mais pour le bien-être collectif, je suis prête à faire quelques efforts supplémentaires. »
L’Association restauration Québec (ARQ) et le Conseil québécois de la franchise — qui regroupe bon nombre de restaurants — soutiennent aussi le projet d’Enero Solutions.
Une initiative remise en question
Le gouvernement Legault, lui, n’a pas signifié son intention d’adopter une nouvelle application pour la recherche de contacts de cas de COVID-19. Le Québec utilise actuellement l’application du gouvernement fédéral, Alerte COVID.
Le succès de cet outil apparaît mitigé. « Si impact il y a, il est minime », juge le Dr Richard Massé, conseiller stratégique à la Direction nationale de santé publique. En date du 2 novembre, 1068 « clés » — permettant de signaler un diagnostic positif — ont été réclamées par des Québécois ayant téléchargé Alerte COVID.
Pour le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé, cette application demeure un « outil supplémentaire » dont le Québec ne peut se priver.
Karine Gentelet, professeure agrégée à l’Université du Québec en Outaouais, se questionne sur l’initiative d’Enero Solutions. « En termes de liberté de circulation, ça veut dire qu’on serait étiqueté comme étant positif, dit la titulaire de la Chaire Abeona-ENSOBVIA en intelligence artificielle et justice sociale. On peut imaginer les impacts que ça peut avoir en matière de discrimination sur des groupes ou même des personnes. »
Elle estime que le développement de ce type d’application doit revenir à la Santé publique, et non à une firme privée. « Quand un gouvernement fait ça, il y a un processus de reddition de compte, dit-elle. Est-ce que les données collectées par Enero Solutions seront partagées avec la Santé publique, une société privée ou une organisation à but non lucratif ? Qui va gérer ça ? »
Benoit Janvier assure que son application va préserver l’anonymat des participants. Les individus, explique-til, auront un nouvel identifiant (code QR) chaque fois qu’ils se rendront dans un lieu public. Impossible, donc, de les suivre à la trace.
La base de données sera maintenue en fonction grâce aux commerces participants, qui payeront 0,05 $ chaque fois qu’un client utilisera le TAP-in pour pénétrer dans leurs installations. Quant au lien exact établi avec la Santé publique, il ne semble pas encore clairement défini.
Marie-Jean Meurs, professeure au Département d’informatique de l’UQAM, se demande comment l’outil évaluera le risque d’un individu d’être porteur de la COVID-19. L’application n’utilisant pas la géolocalisation, la distance de deux mètres entre un cas positif et un contact ne peut être établie, fait-elle remarquer.
Benoit Janvier dit être ouvert aux critiques pour améliorer l’outil. Il affirme avoir investi 240 000 $ dans le projet jusqu’à présent. Il espère obtenir un coup de pouce de Québec. « Avec ou sans aide financière, nous allons continuer le développement de notre outil TAP-in », dit-il. Il est persuadé que son « vaccin numérique » va permettre de garder les écoles ouvertes.