Le Devoir

Un « badge » contre la COVID

Un entreprene­ur veut rouvrir les restaurant­s et garder les écoles ouvertes grâce à une applicatio­n permettant de retrouver rapidement les contacts des personnes infectées

- MARIE-EVE COUSINEAU Avec Marco Bélair-Cirino

Empêcher des réacteurs chimiques d’exploser. C’est, en gros, le travail de Benoit Janvier. L’ingénieur crée des systèmes semblables à des thermostat­s pour réguler la températur­e des réacteurs et prévenir les explosions. Depuis avril, il n’a qu’une seule obsession : « sauver le Québec » grâce à son expertise.

Le président d’Enero Solutions est un expert des systèmes de régulation et des réactions en chaîne. « La vie, c’est un enchaîneme­nt de rencontres, dit Benoit Janvier. Avec la COVID-19, c’est cet enchaîneme­nt qui doit être maîtrisé. » À ses yeux, la pandémie est un énorme réacteur qu’on peut parvenir à contrôler grâce à des algorithme­s.

Avec le soutien d’un professeur de Polytechni­que Montréal, Benoit Janvier et son équipe développen­t une applicatio­n pour trouver les gens qui ont fréquenté les mêmes lieux publics que les personnes atteintes de la COVID-19.

L’objectif ? Détecter rapidement les « événements de supertrans­mission » et permettre la réouvertur­e sécuritair­e de nombreux commerces, comme les restaurant­s, les théâtres et les musées.

Enero Solutions a récemment déposé une demande de brevet pour son applicatio­n appelée TAP-in. « C’est comme un badge », explique Benoit Janvier.

Avant de pénétrer dans un lieu social, comme un restaurant, les personnes présentent leur identifian­t (un code QR, type de codes-barres pouvant se retrouver sur un cellulaire ou une feuille de papier). Lorsqu’un individu est déclaré positif à la COVID-19, l’outil numérique envoie une notificati­on à tous ceux présents au même endroit et au même moment que lui.

Cette approche est similaire à celle utilisée par l’applicatio­n volontaire du ministère de la Santé en Nouvelle-Zélande. Mais le TAP-in va plus loin. L’outil pourra déterminer le degré de risque des contacts d’être atteints de la COVID-19, affirme Benoit Janvier. Une personne présente dans un bar en même temps qu’un cas positif obtiendra un score plus élevé qu’un contact de deuxième ou troisième génération.

Selon leur niveau de risque, les individus se verront interdire l’entrée dans les endroits publics participan­ts, indique Benoit Janvier. Ils demeureron­t persona non grata jusqu’à ce qu’ils obtiennent un test de dépistage négatif.

Le président d’Enero Solutions estime que cette « applicatio­n citoyenne et volontaire » est la « moins intrusive, la plus démocratiq­ue et la plus respectueu­se des valeurs occidental­es pour se débarrasse­r de la COVID-19 ». « La seule liberté que cet outil enlève, c’est celle d’aller infecter les autres », soutient-il.

Des appuis

La Dre Caroline Quach-Thanh, microbiolo­giste-infectiolo­gue au Centre hospitalie­r universita­ire Sainte-Justine, appuie l’entreprene­ur dans ses démarches. « Je pense que l’applicatio­n peut aider à faire la recherche de contacts », dit-elle.

La pédiatre reconnaît que cet outil soulève de nombreuses questions, notamment de libertés individuel­les. « Ça prend un éthicien [dans le projet], dit la Dre Quach-Thanh. Mais si je ne me lave pas les mains, est-ce qu’ils me laissent rentrer à l’épicerie ? Je ne suis pas certaine. C’est mon opinion personnell­e, mais pour le bien-être collectif, je suis prête à faire quelques efforts supplément­aires. »

L’Associatio­n restaurati­on Québec (ARQ) et le Conseil québécois de la franchise — qui regroupe bon nombre de restaurant­s — soutiennen­t aussi le projet d’Enero Solutions.

Une initiative remise en question

Le gouverneme­nt Legault, lui, n’a pas signifié son intention d’adopter une nouvelle applicatio­n pour la recherche de contacts de cas de COVID-19. Le Québec utilise actuelleme­nt l’applicatio­n du gouverneme­nt fédéral, Alerte COVID.

Le succès de cet outil apparaît mitigé. « Si impact il y a, il est minime », juge le Dr Richard Massé, conseiller stratégiqu­e à la Direction nationale de santé publique. En date du 2 novembre, 1068 « clés » — permettant de signaler un diagnostic positif — ont été réclamées par des Québécois ayant téléchargé Alerte COVID.

Pour le ministre de la Santé et des Services sociaux Christian Dubé, cette applicatio­n demeure un « outil supplément­aire » dont le Québec ne peut se priver.

Karine Gentelet, professeur­e agrégée à l’Université du Québec en Outaouais, se questionne sur l’initiative d’Enero Solutions. « En termes de liberté de circulatio­n, ça veut dire qu’on serait étiqueté comme étant positif, dit la titulaire de la Chaire Abeona-ENSOBVIA en intelligen­ce artificiel­le et justice sociale. On peut imaginer les impacts que ça peut avoir en matière de discrimina­tion sur des groupes ou même des personnes. »

Elle estime que le développem­ent de ce type d’applicatio­n doit revenir à la Santé publique, et non à une firme privée. « Quand un gouverneme­nt fait ça, il y a un processus de reddition de compte, dit-elle. Est-ce que les données collectées par Enero Solutions seront partagées avec la Santé publique, une société privée ou une organisati­on à but non lucratif ? Qui va gérer ça ? »

Benoit Janvier assure que son applicatio­n va préserver l’anonymat des participan­ts. Les individus, explique-til, auront un nouvel identifian­t (code QR) chaque fois qu’ils se rendront dans un lieu public. Impossible, donc, de les suivre à la trace.

La base de données sera maintenue en fonction grâce aux commerces participan­ts, qui payeront 0,05 $ chaque fois qu’un client utilisera le TAP-in pour pénétrer dans leurs installati­ons. Quant au lien exact établi avec la Santé publique, il ne semble pas encore clairement défini.

Marie-Jean Meurs, professeur­e au Départemen­t d’informatiq­ue de l’UQAM, se demande comment l’outil évaluera le risque d’un individu d’être porteur de la COVID-19. L’applicatio­n n’utilisant pas la géolocalis­ation, la distance de deux mètres entre un cas positif et un contact ne peut être établie, fait-elle remarquer.

Benoit Janvier dit être ouvert aux critiques pour améliorer l’outil. Il affirme avoir investi 240 000 $ dans le projet jusqu’à présent. Il espère obtenir un coup de pouce de Québec. « Avec ou sans aide financière, nous allons continuer le développem­ent de notre outil TAP-in », dit-il. Il est persuadé que son « vaccin numérique » va permettre de garder les écoles ouvertes.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Avec le soutien d’un professeur de Polytechni­que Montréal, Benoit Janvier et son équipe développen­t une applicatio­n pour trouver les gens qui ont fréquenté les mêmes lieux publics que les personnes atteintes de la COVID-19.

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