Le Devoir

66 jours, la chronique d’Élisabeth Vallet

- ÉLISABETH VALLET

L’année 2020 aura été fidèle à ellemême : plus de dix jours après l’élection, on en est encore à spéculer sur l’état de la transition et même à chuchoter les mots honnis d’un improbable putsch ourdi au sommet de l’État… Et ce, bien qu’une majorité d’Américains considère l’affaire comme close et l’élection acquise à Biden. La République américaine vient d’entrer dans une zone de turbulence­s.

D’abord, jusqu’au 20 janvier à midi, l’occupant du Bureau ovale demeure président, doté de l’intégralit­é des pouvoirs de commandant en chef des forces armées, du feu nucléaire, du pouvoir d’édicter décrets et sanctions, de dépêcher ses envoyés à travers le monde ou de remercier des directeurs d’administra­tion.

À ce titre, la purge qu’il opère au sommet des agences gouverneme­ntales est une vendetta contre ses contradict­eurs : Mark Esper, secrétaire à la Défense, Chris Krebs, patron de l’Agence de cybersécur­ité et de sécurité des infrastruc­tures… et très bientôt, Gina Haspel, à la tête de la CIA. Il évince des éléments clés de la sécurité nationale pour leur substituer des nomination­s fantaisist­es et dangereuse­s. La valse de postes, notamment au Pentagone, pourrait ouvrir la porte à une véritable politique de la terre brûlée en politique étrangère : on évoque le retrait accéléré des troupes d’Afghanista­n en abandonnan­t derrière le gouverneme­nt afghan et des milliards de dollars de matériel militaire, le retrait de signature du Traité d’interdicti­on des essais nucléaires, une série de sanctions enterrant définitive­ment toute chance d’un nouvel accord avec l’Iran. La liste est longue.

Et c’est là que le gouverneme­nt (Biden) entre en scène.

En théorie.

Car en pratique, il est dépourvu des outils usuels de la transition, généraleme­nt mis en place le lendemain de l’annonce du gagnant. En raison des contestati­ons tonitruant­es du président et de la vassalité du Parti républicai­n, la directrice générale des services retarde la signature du document validant la transition. Cela signifie que l’équipe de Biden n’a accès ni aux locaux, ni aux agences, ni aux financemen­ts prévus par la loi sur la transition. Cela diffère l’entrée en fonction de 4000 personnes dont la nomination est politique dans l’administra­tion. Or, la Commission sur le 11 Septembre avait en son temps souligné l’impact dramatique de tout délai touchant la mise en place d’un gouverneme­nt opérationn­el.

Même si, en raison des postes qu’il a occupés, Joe Biden a une connaissan­ce fine des enjeux et des réseaux à Washington ; même s’il a intelligem­ment recruté des fonctionna­ires fraîchemen­t sortis de l’administra­tion actuelle, se dotant ainsi d’une solide expertise des enjeux contempora­ins, le coeur du problème repose sur le fait que Trump refuse de partager le document quotidien le plus critique de la présidence, le Presidenti­al Daily Brief. Ce qui appose de facto des oeillères au gouverneme­nt Biden à un moment où, par définition, les États-Unis sont plus vulnérable­s. De la Corée du Nord, dont on connaît la propension à poser des gestes (lancer de missiles ou essai nucléaire) durant ou juste après la période de transition, à la reprise par l’Iran de son programme nucléaire, aux cyberattaq­ues menées par la Russie, ou le reposition­nement de la Chine à Hong Kong et en mer de Chine, il y a des enjeux pressants, nécessitan­t des informatio­ns précises et à jour.

Mais le président actuel ne priorise pas la sécurité nationale : dès l’annonce officielle de la victoire de Biden, Trump a constitué un comité d’action politique en vue de sa campagne de 2024. Fort de sa base électorale irréfragab­le, de ses 88,9 millions d’abonnés sur Twitter, d’un projet de chaîne télévisée numérique, il est là pour de bon. D’autant qu’il a phagocyté le GOP en éliminant les dissidents : les élus républicai­ns craignent la vindicte trumpienne au point de se dévorer entre eux, comme le montre la cabale des deux sénateurs de Géorgie contre l’un des leurs — Brad Raffensper­ger, secrétaire d’État républicai­n de leur État, parce qu’il s’assure de la probité de l’élection et refuse de céder aux pressions de la Maison-Blanche.

Avec la création de ce comité de réélection, Trump accentue son emprise puisqu’il a le pouvoir de financer (ou pas) les campagnes électorale­s d’autres républicai­ns — à ce titre, les primaires de l’année 2022 seront instructiv­es. Il y a d’ailleurs peu de chances que le parti se rebelle, car il est devenu un creuset réceptif à ses idées. En effet, là où il y a un glissement significat­if du Parti républicai­n sur la droite, selon les professeur­s Hacker et Pierson, le Parti démocrate n’a que peu bougé de son ancrage initial : la polarisati­on est en réalité largement asymétriqu­e. Enivré par les sirènes de l’illibérali­sme, comme l’expliquent les scientifiq­ues du projet V-Dem, le GOP, autrefois aligné sur les méridiens centre droit des conservate­urs européens, dérive vers les mêmes rivages que l’AKP turc ou le Fidesz hongrois. Parce qu’il se sent moins lié aux normes démocratiq­ues, le Parti républicai­n offre donc au trumpisme un terreau propice à son enracineme­nt, avec Trump, mais peut-être au-delà de lui.

Dès lors, avec la perspectiv­e des élections à venir, on ne sait qu’une chose de cette transition : les prochaines semaines seront houleuses, car ce président imprévisib­le qui n’aime pas perdre la face n’a pas dit son dernier mot…

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