Le Devoir

La mobilité sociale, un rêve américain ou québécois ?

-

Nicolas Marceau est professeur titulaire au Départemen­t des sciences économique­s de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Il a également été ministre des Finances et de l’Économie dans le gouverneme­nt québécois.

Un de mes meilleurs amis a grandi dans un quartier dur, dans une famille dysfonctio­nnelle à faible revenu, avec un père violent et deux frères ayant fait de la prison. Malgré ce début de vie difficile, il est aujourd’hui professeur d’université et financière­ment à l’aise. Une telle trajectoir­e de vie est remarquabl­e, mais, dans une version plus ordinaire, elle est plus fréquente qu’on le pense au Québec.

L’élection à la vice-présidence des États-Unis de Kamala Harris est historique et porteuse d’espoir, car elle est la première femme, de surcroît afroaméric­aine et de descendanc­e asiatique, à accéder à ce poste. D’une certaine manière, elle est l’incarnatio­n du rêve américain, cette idée selon laquelle on peut réussir en travaillan­t dur, quelles que soient les circonstan­ces dans lesquelles on est né. La trajectoir­e de vie de Mme Harris est absolument remarquabl­e, mais, même dans une version plus ordinaire, elle est moins fréquente qu’on le pense aux États-Unis.

Ces deux exemples sont des illustrati­ons de mobilité sociale. Pour que celle-ci soit possible, il doit exister un « ascenseur social ». Dans nos sociétés contempora­ines, c’est le système d’éducation qui joue ce rôle. Mais attention, l’existence d’un ascenseur social n’est pas suffisante, car encore faut-il le prendre. Or, la responsabi­lité de faire prendre cet ascenseur aux enfants revient aux parents, et on sait trop bien que ces derniers disposent de moyens très inégaux. Pour favoriser la mobilité sociale, il faut donc lutter contre les inégalités et s’assurer que tous peuvent appuyer adéquateme­nt leurs enfants.

Depuis quelques décennies, on s’intéresse beaucoup à la manière dont sont distribués les revenus à un moment précis dans le temps, bref à ce qu’on peut apprendre d’une photograph­ie de la société. Différents indicateur­s permettent de juger du caractère plus ou moins équitable de la distributi­on des revenus. Parmi ces indicateur­s, l’un des plus fréquemmen­t utilisés est le coefficien­t de Gini. Plus ce coefficien­t est faible, plus la distributi­on des revenus est égalitaire.

Quant à moi, je crois qu’il est tout aussi important de s’intéresser à la mobilité sociale, de comprendre ce qui est à l’oeuvre dans le film d’une société en évolution, qui ne peut être constaté dans une simple photograph­ie. Il faut donc savoir à quel point les circonstan­ces dans lesquelles les enfants naissent et grandissen­t déterminen­t leur trajectoir­e de vie en matière de revenus, de scolarisat­ion ou de santé. Moins les circonstan­ces de la naissance et de l’enfance influent sur la suite, plus la mobilité sociale est élevée. Un indicateur de mobilité sociale fréquemmen­t utilisé est l’élasticité intergénér­ationnelle des revenus, laquelle mesure la persistanc­e des revenus entre les génération­s. Une élasticité plus faible indique une plus faible persistanc­e des revenus et, donc, une plus grande mobilité sociale.

Je rapporte dans le tableau ci-dessous des estimation­s récentes des indicateur­s d’inégalité des revenus (coefficien­t de Gini) et de mobilité sociale (élasticité intergénér­ationnelle des revenus) pour le Québec et les États-Unis.

Des indicateur­s d’inégalité des revenus sont présentés dans les deux premières lignes du tableau. Ici, il faut faire la distinctio­n entre revenus avant impôts et après impôts, ces derniers reflétant la redistribu­tion effectuée par l’État. Si on veut savoir dans quelles conditions matérielle­s les gens vivent véritablem­ent, c’est aux revenus après impôts qu’il faut s’intéresser. On constate d’abord que, aux États-Unis comme au Québec, la redistribu­tion effectuée par l’État a effectivem­ent pour conséquenc­e de réduire le coefficien­t de Gini et donc de rendre plus égalitaire la distributi­on des revenus. Ensuite, avec un coefficien­t de 0,283, le Québec a un coefficien­t de Gini nettement plus faible que les États-Unis pour les revenus après impôts. Sa distributi­on des revenus après impôts est donc beaucoup plus égalitaire que celle des États-Unis.

L’élasticité intergénér­ationnelle des revenus pour les deux endroits est présentée à la dernière ligne. Le Québec, avec 0,186, a une élasticité beaucoup plus faible (2,5 fois plus faible) et, donc, une mobilité sociale beaucoup plus forte que les États-Unis.

Le rêve américain, cette idée selon laquelle tous peuvent s’affranchir de leur milieu et réussir, n’est donc rien d’autre qu’un mythe. S’il y a un endroit qui incarne ce rêve, ce n’est pas du côté du cancre américain qu’il faut regarder, mais bien vers le Québec, qui, même s’il n’est pas parfait, a des niveaux de mobilité sociale et d’équité qui pourraient justifier qu’on lui accole ce terme. Et pour ceux qui en douteraien­t, si on étendait la comparaiso­n à l’ensemble des pays, on constatera­it que le Québec fait clairement partie des meilleurs élèves de la classe, en compagnie des pays scandinave­s et du reste du Canada.

La faible mobilité sociale américaine n’est pas sans conséquenc­es politiques. Elle alimente la colère de nombreux Américains, notamment celle des nondiplômé­s, pour qui les perspectiv­es économique­s sont particuliè­rement sombres. Ceux-là rejettent durement les élites scolarisée­s et transforme­nt leur colère en appui à un Parti républicai­n assumant pleinement son populisme depuis l’avènement du Tea Party. Paradoxale­ment, ils empêchent ainsi l’expansion des services publics et de la redistribu­tion qui permettrai­t, peutêtre pas pour eux mais à tout le moins pour leurs enfants, de remettre en marche un ascenseur social manifestem­ent en panne.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada