Myxomycètes et démocratie
L’auteur est astronome, auteur, communicateur scientifique et professeur de didactique des sciences à l’UQAM.
Les États-Unis sortent plus divisés que jamais de la dernière élection présidentielle. Même la courte victoire de Joe Biden est amère pour les progressistes, avec le maintien possible de la majorité républicaine au Sénat et le rétrécissement de la majorité démocrate à la Chambre des représentants. La démocratie semble définitivement bloquée au pays de l’oncle Sam… Comment gouverner dans un tel climat de division ? Comment faire bouger la société lorsque la moitié de la population tire dans une direction et que l’autre moitié souhaite aller dans la direction opposée ? Les myxomycètes ont peut-être une piste de solution à nous proposer…
Les myxomycètes sont des organismes que l’on a longtemps pris pour de simples champignons. Il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un regroupement de cellules individuelles microscopiques qui, lorsque les conditions environnementales se dégradent ou que la nourriture vient à manquer, échangent des signaux chimiques et se regroupent pour former une masse gélatineuse de quelques centimètres de diamètre. C’est sous cette forme qu’ils nous apparaissent en forêt, collés sur la matière végétale en décomposition.
Malgré l’absence d’un cerveau et d’un système nerveux central, les myxomycètes sont capables d’exploits tout à fait remarquables. Le collectif de cellules peut se déplacer de manière parfaitement coordonnée à des vitesses allant de 1 à 5 centimètres à l’heure. En laboratoire, les myxomycètes ont démontré une excellente mémoire et un sens spatial développé, ce qui leur permet de se déplacer dans un labyrinthe pour retrouver leur nourriture. Ce sont aussi des experts de l’optimisation, comme l’ont découvert des chercheurs japonais qui étudiaient l’urbanisme de la ville de Tokyo : les chercheurs ont placé un myxomycète au centre d’un plat de Petri et ont utilisé des piles de flocons d’avoine pour représenter les villes voisines (les myxomycètes adorent l’avoine) et des lumières intenses pour simuler des obstacles naturels, comme des montagnes et des cours d’eau (les myxomycètes détestent la lumière). Sans autre intervention de la part des chercheurs, le myxomycète en quête de nourriture a parfaitement reproduit les contours de l’agglomération urbaine de Tokyo, avec ses banlieues, ainsi que l’important réseau routier et ferroviaire régional.
Dans d’autres expériences, les myxomycètes ont aussi démontré leur capacité à apprendre, par exemple en surmontant leur répulsion pour certains composés chimiques, comme la quinine et la caféine. Dans une expérience menée par des chercheurs toulousains, on a obligé des myxomycètes à franchir des ponts couverts de quinine ou de caféine pour atteindre leur nourriture (de l’avoine, encore une fois). Les chercheurs ont remarqué qu’au début, les myxomycètes se déplaçaient extrêmement lentement, évitant au maximum tout contact avec les molécules amères. Mais au fur et à mesure que les myxomycètes semblaient « apprendre » que les molécules n’étaient pas toxiques, ils se déplaçaient de plus en plus rapidement. Au bout de six jours, les myxomycètes se comportaient comme si les molécules amères n’existaient tout simplement pas. Les myxomycètes sont aussi capables d’altruisme : on a vu certaines cellules se sacrifier afin d’assurer la survie du collectif. Tous ces exploits nous indiquent que les myxomycètes semblent particulièrement doués pour la délibération et la prise de décisions collectives, ce qui en fait un excellent modèle animal pour étudier la démocratie.
Et les myxomycètes ont une grande leçon à nous apprendre, selon le professeur Jean-Paul Gagnon, un spécialiste de philosophie politique à l’Université de Canberra, en Australie. Il fait remarquer que, lorsque les cellules individuelles se regroupent pour former un myxomycète, elles sont dans l’obligation absolue de travailler ensemble pour survivre. Bien que l’on ne sache pas encore exactement comment se forme le consensus au sein du collectif de cellules, si l’ensemble n’en vient pas à une décision acceptée par toutes les composantes et à une forme de collaboration, c’est l’immobilité et, éventuellement, la mort qui guette les cellules.
Bien sûr, les sociétés humaines ne sont pas des myxomycètes, les choix électoraux que nous faisons ne créent pas des situations de vie ou de mort (quoique…) et il est possible de vivre en société malgré un certain niveau de tension entre les divers courants politiques. Mais lorsque les divisions deviennent des guerres de tranchées et que, de part et d’autre du fossé, les discussions se transforment en invectives, cela ne peut être un bon signe pour la vie démocratique. Sans communication ni volonté de comprendre le point de vue de l’autre, il n’y a pas de communauté possible ; voilà la grande leçon des myxomycètes.
Voilà aussi certainement le plus grand défi qui attend le président Biden au cours des quatre prochaines années : réconcilier ces deux Amériques qui s’affrontent et rebâtir des ponts entre les communautés. Mais il y a de l’espoir : en laboratoire, lorsqu’un myxomycète est volontairement coupé en deux, les deux moitiés finissent toujours par se rejoindre et se fondre à nouveau l’une dans l’autre. Après la profonde division des années Trump, espérons que c’est ce vers quoi tendront les Américains. Et rappelons qu’un myxomycète demeure un regroupement volontaire de cellules individuelles qui sont aussi différentes les unes des autres que le sont les humains formant une société. E pluribus myxomycetum…
Lorsque les cellules individuelles se regroupent pour former un myxomycète, elles sont dans l’obligation absolue de travailler ensemble pour survivre. Si l’ensemble n’en vient pas à une décision acceptée par toutes les composantes et à une forme de collaboration, c’est l’immobilité et, éventuellement, la mort qui guette les cellules.