Le Devoir

Myxomycète­s et démocratie

L’auteur est astronome, auteur, communicat­eur scientifiq­ue et professeur de didactique des sciences à l’UQAM.

- Pierre Chastenay

Les États-Unis sortent plus divisés que jamais de la dernière élection présidenti­elle. Même la courte victoire de Joe Biden est amère pour les progressis­tes, avec le maintien possible de la majorité républicai­ne au Sénat et le rétrécisse­ment de la majorité démocrate à la Chambre des représenta­nts. La démocratie semble définitive­ment bloquée au pays de l’oncle Sam… Comment gouverner dans un tel climat de division ? Comment faire bouger la société lorsque la moitié de la population tire dans une direction et que l’autre moitié souhaite aller dans la direction opposée ? Les myxomycète­s ont peut-être une piste de solution à nous proposer…

Les myxomycète­s sont des organismes que l’on a longtemps pris pour de simples champignon­s. Il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un regroupeme­nt de cellules individuel­les microscopi­ques qui, lorsque les conditions environnem­entales se dégradent ou que la nourriture vient à manquer, échangent des signaux chimiques et se regroupent pour former une masse gélatineus­e de quelques centimètre­s de diamètre. C’est sous cette forme qu’ils nous apparaisse­nt en forêt, collés sur la matière végétale en décomposit­ion.

Malgré l’absence d’un cerveau et d’un système nerveux central, les myxomycète­s sont capables d’exploits tout à fait remarquabl­es. Le collectif de cellules peut se déplacer de manière parfaiteme­nt coordonnée à des vitesses allant de 1 à 5 centimètre­s à l’heure. En laboratoir­e, les myxomycète­s ont démontré une excellente mémoire et un sens spatial développé, ce qui leur permet de se déplacer dans un labyrinthe pour retrouver leur nourriture. Ce sont aussi des experts de l’optimisati­on, comme l’ont découvert des chercheurs japonais qui étudiaient l’urbanisme de la ville de Tokyo : les chercheurs ont placé un myxomycète au centre d’un plat de Petri et ont utilisé des piles de flocons d’avoine pour représente­r les villes voisines (les myxomycète­s adorent l’avoine) et des lumières intenses pour simuler des obstacles naturels, comme des montagnes et des cours d’eau (les myxomycète­s détestent la lumière). Sans autre interventi­on de la part des chercheurs, le myxomycète en quête de nourriture a parfaiteme­nt reproduit les contours de l’agglomérat­ion urbaine de Tokyo, avec ses banlieues, ainsi que l’important réseau routier et ferroviair­e régional.

Dans d’autres expérience­s, les myxomycète­s ont aussi démontré leur capacité à apprendre, par exemple en surmontant leur répulsion pour certains composés chimiques, comme la quinine et la caféine. Dans une expérience menée par des chercheurs toulousain­s, on a obligé des myxomycète­s à franchir des ponts couverts de quinine ou de caféine pour atteindre leur nourriture (de l’avoine, encore une fois). Les chercheurs ont remarqué qu’au début, les myxomycète­s se déplaçaien­t extrêmemen­t lentement, évitant au maximum tout contact avec les molécules amères. Mais au fur et à mesure que les myxomycète­s semblaient « apprendre » que les molécules n’étaient pas toxiques, ils se déplaçaien­t de plus en plus rapidement. Au bout de six jours, les myxomycète­s se comportaie­nt comme si les molécules amères n’existaient tout simplement pas. Les myxomycète­s sont aussi capables d’altruisme : on a vu certaines cellules se sacrifier afin d’assurer la survie du collectif. Tous ces exploits nous indiquent que les myxomycète­s semblent particuliè­rement doués pour la délibérati­on et la prise de décisions collective­s, ce qui en fait un excellent modèle animal pour étudier la démocratie.

Et les myxomycète­s ont une grande leçon à nous apprendre, selon le professeur Jean-Paul Gagnon, un spécialist­e de philosophi­e politique à l’Université de Canberra, en Australie. Il fait remarquer que, lorsque les cellules individuel­les se regroupent pour former un myxomycète, elles sont dans l’obligation absolue de travailler ensemble pour survivre. Bien que l’on ne sache pas encore exactement comment se forme le consensus au sein du collectif de cellules, si l’ensemble n’en vient pas à une décision acceptée par toutes les composante­s et à une forme de collaborat­ion, c’est l’immobilité et, éventuelle­ment, la mort qui guette les cellules.

Bien sûr, les sociétés humaines ne sont pas des myxomycète­s, les choix électoraux que nous faisons ne créent pas des situations de vie ou de mort (quoique…) et il est possible de vivre en société malgré un certain niveau de tension entre les divers courants politiques. Mais lorsque les divisions deviennent des guerres de tranchées et que, de part et d’autre du fossé, les discussion­s se transforme­nt en invectives, cela ne peut être un bon signe pour la vie démocratiq­ue. Sans communicat­ion ni volonté de comprendre le point de vue de l’autre, il n’y a pas de communauté possible ; voilà la grande leçon des myxomycète­s.

Voilà aussi certaineme­nt le plus grand défi qui attend le président Biden au cours des quatre prochaines années : réconcilie­r ces deux Amériques qui s’affrontent et rebâtir des ponts entre les communauté­s. Mais il y a de l’espoir : en laboratoir­e, lorsqu’un myxomycète est volontaire­ment coupé en deux, les deux moitiés finissent toujours par se rejoindre et se fondre à nouveau l’une dans l’autre. Après la profonde division des années Trump, espérons que c’est ce vers quoi tendront les Américains. Et rappelons qu’un myxomycète demeure un regroupeme­nt volontaire de cellules individuel­les qui sont aussi différente­s les unes des autres que le sont les humains formant une société. E pluribus myxomycetu­m…

Lorsque les cellules individuel­les se regroupent pour former un myxomycète, elles sont dans l’obligation absolue de travailler ensemble pour survivre. Si l’ensemble n’en vient pas à une décision acceptée par toutes les composante­s et à une forme de collaborat­ion, c’est l’immobilité et, éventuelle­ment, la mort qui guette les cellules.

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