Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

L’histoire n’a jamais fini de révéler tous ses secrets. Les péripéties de la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, ont été scrutées en long et en large depuis 75 ans. Il suffit pourtant qu’un historien original se pointe pour nous en faire découvrir des zones laissées en jachère. Ainsi, l’histoire de la bombe nucléaire est certes solidement documentée, mais sa composante québécoise demeure quasi inexplorée.

« Pendant la guerre, bien peu de Canadiens savent que Montréal abrite un des laboratoir­es les plus importants des nations alliées sur le plan stratégiqu­e, notent Luc Chartrand, Raymond Duchesne et Yves Gingras dans Histoire des sciences au Québec

(Boréal, 2008). Ce laboratoir­e secret est logé à l’Université de Montréal et il a pour mission de construire un premier réacteur atomique, essentiel à la mise au point de la bombe atomique. » Est-ce à dire que le Canada et le Québec portent une responsabi­lité dans les tragédies d’Hiroshima et de Nagasaki ?

Ingénieur dans le domaine nucléaire, Gilles Sabourin mène des recherches historique­s sur le Laboratoir­e de Montréal depuis 15 ans. Pour ce faire, il a rencontré deux des scientifiq­ues encore vivants qui y ont travaillé et une trentaine de personnes dont les parents ont participé directemen­t à cette aventure. Il a, de plus, mis la main sur le journal de bord de Hans Halban, un physicien français d’origine autrichien­ne qui fut le premier directeur du Laboratoir­e, et a consulté les archives nationales du Royaume-Uni et du Canada. Ça donne Montréal et la

bombe (Septentrio­n, 2020, 210 pages), un passionnan­t essai d’histoire scientifiq­ue et d’espionnage.

Dans les années 1930, plusieurs chercheurs européens se sont réfugiés en Angleterre pour échapper à la terreur nazie. En mars 1940, deux d’entre eux découvrent la possibilit­é de fabriquer une bombe très puissante avec de petites quantités d’uranium. Or, à la même époque, les Allemands disposent déjà de cette précieuse ressource.

Les Anglais souhaitent prendre l’ennemi de vitesse. Ils lancent donc des projets scientifiq­ues de pointe, mais, craignant une invasion du pays par les Allemands, décident de déménager leur laboratoir­e nucléaire à Montréal, une ville déjà cosmopolit­e, dotée d’un aéroport moderne, d’un solide réseau ferroviair­e et de deux grandes université­s.

D’abord accueilli par l’Université McGill, le Laboratoir­e s’installera ensuite à l’Université de Montréal, en mars 1943. Ses objectifs : concevoir un réacteur nucléaire et percer le mystère de la chimie du plutonium. L’affaire, qui devait se dérouler dans le plus grand secret, frise le désastre quand le journal Montréal-Matin, le 8 janvier 1943, annonce en gros titre que « 60 savants étrangers viennent s’établir à l’Université de Montréal pour poursuivre des recherches extrêmemen­t importante­s ».

L’essentiel du secret semble toutefois avoir été préservé puisque Sabourin mentionne, en conclusion, que « la grande majorité des employés n’avait qu’une idée très vague du but réel des recherches » et qu’ils ont été surpris, après l’explosion d’Hiroshima, d’apprendre que ces dernières étaient liées à la bombe atomique.

Le film américain Les figures de

l’ombre a remporté un immense succès, en 2016, en racontant l’histoire vraie de trois mathématic­iennes afro-américaine­s qui ont contribué aux programmes spatiaux de la NASA dans les années 1960 en tant que calculatri­ces. Il y aurait aussi un film à faire avec les figures de l’ombre du Laboratoir­e de Montréal.

Plus du quart des employés de ce dernier étaient des femmes, notamment la chimiste britanniqu­e Alma Chackett, aujourd’hui âgée de 102 ans et interviewé­e par Sabourin, de même que les calculatri­ces québécoise­s Gilberte Leroux et Fernande Rioux. « Les ordinateur­s n’existent pas à l’époque, note l’historien, et l’on s’en remet aux femmes alors considérée­s comme ayant de meilleures capacités de concentrat­ion pour ce genre de tâches. » Sabourin leur rend justice, tout comme il salue l’excentriqu­e et brillant Pierre Demers, un des rares physiciens québécois à faire partie de cette aventure et qui sera ensuite connu comme un fervent partisan de l’indépendan­ce du Québec.

La dernière partie du livre ressemble à un roman de John Le Carré. Les Anglais, en effet, n’étaient pas les seuls à vouloir la bombe. Les Américains et les Soviétique­s y travaillai­ent aussi, et la concurrenc­e entre ces alliés de circonstan­ce était féroce. Après la guerre, on apprendra que des taupes au service de Moscou sévissaien­t dans le Laboratoir­e de Montréal.

Même sans ce dernier, conclut Sabourin, les attaques nucléaires américaine­s contre le Japon auraient eu lieu, mais le Canada, en apportant son aide aux recherches de son voisin et en cautionnan­t politiquem­ent sa funeste décision, doit assumer une responsabi­lité indirecte dans cette histoire de bombe.

 ?? MATT MENDELSOHN ?? Comme ceux qui l’ont précédé, le nouveau livre de Daniel Mendelsohn entrelace brillammen­t le récit de soi et l’essai littéraire. Si l’écrivain s’intéresse à son propre sort, c’est bien entendu pour s’en servir comme d’un tremplin, plus précisémen­t pour en faire le point de départ d’une admirable poétique.
MATT MENDELSOHN Comme ceux qui l’ont précédé, le nouveau livre de Daniel Mendelsohn entrelace brillammen­t le récit de soi et l’essai littéraire. Si l’écrivain s’intéresse à son propre sort, c’est bien entendu pour s’en servir comme d’un tremplin, plus précisémen­t pour en faire le point de départ d’une admirable poétique.
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