Le Devoir

Littératur­e sud-américaine

Dans les vastes plaines de la Patagonie ou au coeur d’une prison bolivienne, la sensation d’étouffer est parfois la même

- CRITIQUE CROISÉE CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Bienvenue en Patagonie. Dans la poussière et le vent, les heures et les kilomètres défilent sans que l’on aperçoive âme qui vive ou que change le paysage. « Ici, pas besoin de conduire, c’est la route qui vous conduit, comme un cheval fidèle. »

Au volant de son vieux camion, l’homme se fait appeler Parker. Dans sa cabine, un étui poussiéreu­x cache un saxophone dans lequel il lui arrive de pousser quelques notes. À sa façon, Parker fuit peut-être quelque chose ou quelqu’un, il est possible que les marchandis­es qu’il transporte d’un point à l’autre des routes secondaire­s de la Patagonie, dans les confins sud de l’Argentine, contrevien­nent à certaines règles.

Après des jours de trajectoir­e en zigzags, quand le besoin de sommeil se fait trop pressant, le protagonis­te de Patagonie route 203 — un road trip plutôt intitulé en espagnol La marca

del viento, La marque du vent — se sert d’une petite grue pour débarquer le mobilier rescapé de son ancien appartemen­t : un tapis, un lit, une table de chevet et quelques livres, une table et des chaises, un frigo. Un campement de fortune recouvert d’une bâche. Et s’il évite autant que possible l’espèce humaine, sa solitude est parfois ponctuée de rendez-vous improbable­s avec un ami journalist­e qui enquête sur l’arrivée clandestin­e de fugitifs nazis en sous-marins à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dans ces espaces immenses et presque déserts où semble souffler en permanence un vent à rendre fou, les villages peuvent s’appeler Mule Morte, Colonie Désespoir ou Mont Effondré. Il arrive même qu’ils changent de nom ou ne figurent sur aucune carte. Pour ceux qui habitent ces espaces immenses, pour « le monde du bout du monde », l’endroit ressemble à une prison à ciel ouvert.

À la fortune d’un bris mécanique, le routier tombera sur une fête foraine itinérante où il aura un coup de foudre pour une jeune femme d’une grande beauté, Maytén, qui cherche à fuir un mariage malheureux. Pour elle, c’est une porte de sortie hors de cette plaine illimitée « où elle avait l’impression que son âme se dissolvait ».

Tandis que le mari de la belle est à leurs trousses, le couple improvisé s’enfonce dans les méandres de la route et de leurs démons intérieurs respectifs. Doivent-ils s’inquiéter ? Pas vraiment, parce qu’ici, explique le routier à Maytén, « personne ne trouve jamais ce qu’il cherche. C’est le pays de l’inattendu ». Une remarque qui vaut aussi pour eux, il va sans dire.

Scénariste pour la télévision et le cinéma, Eduardo Fernando Varela, 60 ans, a mis humour, finesse humaine et couleur dans ce beau premier roman, l’enveloppan­t aussi d’une tonalité de fable un peu désespérée.

Entre les murs

Roman choral qui fait alterner une trentaine de voix, La Vierge du Mal, le onzième roman d’Edmundo Paz Soldán, qui est né en 1967 à Cochabamba en Bolivie mais vit aux ÉtatsUnis depuis une trentaine d’années, où il enseigne la littératur­e latinoamér­icaine à l’Université Cornell, nous plonge au coeur d’une vraie prison, avec ses murs, son échelle de crimes et ses propres lois.

Mais la Casona — inspirée du pénitencie­r San Pedro de La Paz — est bien plus qu’une prison. Dans l’une des provinces les plus éloignées du pays, les Confins, « le lieu où tous les non se muaient en peut-être », c’est une véritable petite ville, avec restaurant­s, barbier, école primaire et fabrique de cocaïne. Un univers sombre, aussi, qui s’apparente à une jungle sous la canopée. Un monde clos et complèteme­nt à part où tout doit se payer, en passant par le simple droit de quitter la cour intérieure jusqu’à l’obtention d’une cellule quatre étoiles avec salle de bain.

Et ni pour le gouverneur de la prison ni pour sa femme, encore moins pour les gardiens et les prisonnier­s (et souvent même pour leurs enfants, qui y « habitent » avec eux) il n’existe d’issue. La justice répond à d’autres principes, le sexe est une monnaie d’échange. Un univers étouffant où prolifère le culte de l’Innommable, interdit dans le pays mais toléré ici.

C’est dans ce monde sans pitié que nous plonge La Vierge du Mal, Los días

de la peste (Les jours de la peste) dans sa version originale, monde où une mystérieus­e épidémie progresse. Malaria ? Choléra ? Le manque de moyens et la vitesse avec laquelle la contagion progresse rendent difficile de le savoir, mais le gouverneme­nt devra intervenir afin de contenir, une fois de plus, le mal entre les murs de la prison.

Bien entendu, la Casona est une sorte de miroir déformant de ce qui se passe à l’extérieur des murs, où tout s’achète et tout se vend. « Avec un peu de fric, on peut tout faire dans la Casona. » Difficile de ne pas y voir aussi une métaphore, l’écho d’une épidémie morale frappant la société.

Et tel un chaos qui fonctionne, chacune des sections du pénitencie­r fait penser à l’un des cercles de l’enfer selon Dante. Mais ici, contrairem­ent à ce qu’on voyait chez Camus, pas de docteur Rieux refusant de se résigner devant la maladie, qui estimait « que l’habitude du désespoir est pire que le désespoir lui-même ».

À la Casona, à la façon d’un virus, on s’adapte, on plie, on mute. Voilà peut-être ce qui est le plus terrifiant.

 ?? MARIO GOLDMAN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les espaces immenses et presque déserts de la Patagonie, où semble souffler en permanence un vent à rendre fou…
MARIO GOLDMAN AGENCE FRANCE-PRESSE Les espaces immenses et presque déserts de la Patagonie, où semble souffler en permanence un vent à rendre fou…
 ??  ?? La Vierge du Mal
1/2 Edmundo Paz Soldán, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Gallimard, Paris, 2020, 400 pages. En librairie le 17 novembre.
La Vierge du Mal 1/2 Edmundo Paz Soldán, traduit de l’espagnol par Robert Amutio, Gallimard, Paris, 2020, 400 pages. En librairie le 17 novembre.
 ??  ?? Patagonie route 203
1/2 Eduardo Fernando Varela, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Métailié, Paris, 2020, 358 pages
Patagonie route 203 1/2 Eduardo Fernando Varela, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Métailié, Paris, 2020, 358 pages

Newspapers in French

Newspapers from Canada