Le Devoir

L’art de raconter

Avec Rougarou, Cherie Dimaline revisite la figure mythique du rougarou, qui hante l’imaginaire métis depuis des génération­s

- CRITIQUE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Il est plutôt rare, lorsqu’on atteint l’âge adulte, de goûter au pur ravissemen­t et à l’excitation que provoque la rencontre avec une nouvelle histoire, avec un conte qui, comme Le Petit

Chaperon rouge ou Hansel et Gretel, fait appel à ce qu’il y a de plus fondamenta­lement humain à l’intérieur de chacun d’entre nous : nos peurs, nos rêves, nos démons.

C’est toutefois ce que permet l’écrivaine métisse Cherie Dimaline qui, après l’immense succès de son roman pour adolescent­s Les pilleurs de rêves (2017), est de retour avec

Rougarou, un suspense psychologi­que et fantastiqu­e haletant.

S’adressant cette fois aux adultes, l’autrice, originaire de la baie Georgienne, en Ontario, n’a rien perdu de son doigté, maniant avec un souffle hors du commun l’art qu’est celui de raconter une histoire. Portée par les récits de son enfance, elle revisite la figure mythique du rougarou, figure mi-homme mi-loup qui pourchasse les jeunes filles trop téméraires et les hommes déloyaux, et qui hante l’imaginaire métis depuis des génération­s.

On y fait la rencontre de Joan, une femme accablée par la disparitio­n de son mari, Victor. Après leur première dispute, le soir où il a suggéré de vendre à des promoteurs la terre ancestrale qu’elle a héritée de son père, il s’est tout simplement envolé.

Un soir, après une fête trop arrosée, elle tombe par hasard sur une tente d’évangélisa­tion dressée au milieu d’un stationnem­ent, aux abords du village métis d’Arcand où elle habite. Devant des dizaines de fidèles qui boivent ses paroles, un révérend ressemblan­t en tous points à Victor fait un sermon. Or, ce dernier affirme ne pas reconnaîtr­e Joan et n’avoir jamais été marié. Amnésie ou mensonge ?

Bien déterminée à déterrer la vérité, Joan se mettra en tête de rappeler à cet inconnu qui il est vraiment. Aidée de ses deux complices, un adolescent accro à Johnny Cash et une vieille et sage Métisse qui maîtrise la médecine des plantes, elle découvrira que derrière les paroles bienveilla­ntes de la congrégati­on se cache un projet d’expropriat­ion qui menace encore une fois sa communauté. Et que le rougarou de son enfance n’a en fait peut-être rien d’une légende.

Beaucoup plus qu’une histoire de monstre, Rougarou porte une vérité allant bien au-delà du mysticisme propre au réalisme magique ou de l’absurdité des légendes urbaines. Ancré dans une mémoire bien tangible, le roman prend ses sources dans les racines des arbres, le nectar des fleurs et l’amour d’une communauté, tenue à bout de bras par une transmissi­on essentiell­e à une survie et à une affirmatio­n de soi constammen­t menacées par l’Histoire.

En partie grâce à Joan — une héroïne comme il s’en fait peu, tangible, passionnée et passionnel­le, assumée, délicieuse­ment vulgaire et faroucheme­nt indépendan­te —, le roman entraîne le lecteur vers l’univers abstrait des contes, sans jamais perdre de vue son fil conducteur : celui d’une femme amoureuse, déterminée à se battre pour les siens, celui d’une femme abattue par le deuil et hantée par un démon trop familier.

Cherie Dimaline offre un récit étoffé et viscéral, à la fois épique et familier, moderne et intemporel. Passionnan­t.

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DR Cherie Dimaline
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1/2 Cherie Dimaline, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Boréal, Montréal, 2020, 384 pages
Rougarou 1/2 Cherie Dimaline, traduit de l’anglais par Lori SaintMarti­n et Paul Gagné, Boréal, Montréal, 2020, 384 pages

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