Le Devoir

La société américaine divisée face au changement

- Louis Bernard Ex-secrétaire général du gouverneme­nt du Québec

Parce que la victoire éclatante des démocrates prévue par les sondages ne s’est pas complèteme­nt réalisée lors de la dernière élection américaine, plusieurs analystes en concluent que le Parti démocrate s’est « coupé du peuple », qu’il est devenu l’affaire de pseudo-intellectu­els universita­ires loin des valeurs populaires, qu’il est dirigé par des élites indifféren­tes aux besoins du monde ordinaire. Selon eux, Donald Trump, lui, a su comprendre le petit peuple, lui parler son langage et lui donner ce qu’il désirait. Mais que faudrait-il conclure de cette analyse ? Que pour rallier le peuple, il faudrait restreindr­e l’avortement, discrimine­r les homosexuel­s et les transgenre­s, faire toujours passer l’économie avant la santé publique et la qualité de l’environnem­ent, dévalorise­r les médias et mettre sur le même pied les mensonges et la vérité ? Est-ce dans cette direction qu’il faudrait orienter la politique du prochain président afin de le rendre plus « populaire » ?

Cette analyse est basée sur une fausse conception du « peuple ». Bien sûr que les cols bleus et les ruraux font partie du peuple. Mais n’en est-il pas de même des femmes blanches des banlieues, des Noirs et des Latinos, des artistes et des cols blancs ? La population américaine est très diversifié­e, et on ne saurait identifier le « peuple » à la clientèle de Donald Trump.

Dans toute société moderne où le changement est constant et profond, la population est forcément divisée entre ceux qui favorisent ce changement et souhaitent même l’accélérer, et ceux qui y résistent et voudraient même revenir aux valeurs d’antan. C’est particuliè­rement le cas de la société américaine. L’attachemen­t à la gloire passée, aux valeurs traditionn­elles, au refus des nouvelles façons d’être et de faire est largement le fait des gens qui s’identifien­t aux républicai­ns de Donald Trump, alors que ceux qui sont plus à l’aise avec les nouvelles réalités issues du changement se retrouvent dans le camp démocrate. C’est la réaction au changement qui est le principal facteur explicatif de la division en deux de l’électorat.

Ce qu’il faut retenir des résultats de l’élection américaine, c’est que, heureuseme­nt, les forces de l’avenir l’ont emporté sur les forces du passé, même si c’est de justesse. Il ne faudrait surtout pas revenir en arrière sous prétexte que la victoire n’est pas aussi décisive qu’on l’aurait souhaité. Au contraire, il faut continuer à aller de l’avant pour faire progresser l’ensemble de la société. Ce qui ne saurait être sans susciter un débat fondamenta­l au sein même du Parti démocrate.

Déjà, on a entendu certains candidats démocrates de Floride reprocher aux forces progressis­tes du parti d’avoir mis en avant des politiques « socialiste­s » qui faisaient peur aux électeurs du « peuple ». De plus, il ne fait pas de doute que l’establishm­ent du Parti démocrate, sous le couvert d’être modéré, préférerai­t en faire le moins possible. Mais ce serait une politique à courte vue, qui ne saurait bien servir ni le pays ni le parti lui-même. Car dans bien des domaines, les ÉtatsUnis sont en retard sur les autres pays

OLIVIER DOULIERY AGENCE FRANCEPRES­SE

développés. C’est le cas, en particulie­r, dans le secteur de la santé publique, dans la répartitio­n de la richesse et, dans un moindre degré, dans la protection de l’environnem­ent, notamment dans le transport. Le programme proposé par Joe Biden n’est pas révolution­naire, mais il est résolument progressis­te. Il faut faire tout ce qui est possible, même malgré un Sénat républicai­n, pour le mettre en oeuvre rapidement sans pour autant l’amoindrir.

À cet égard, un des problèmes les plus délicats qu’aura à affronter le président Biden sera celui que posent les graves divisions qui affligent la société américaine. Celle-ci a connu récemment une polarisati­on à laquelle elle n’était pas habituée et qu’elle voit d’un mauvais oeil. Le président désigné a d’ailleurs souvent exprimé le désir d’agir de façon bipartisan­e de manière à unir tous les Américains. Peut-être que l’occasion lui en sera donnée dans les ententes qu’il lui faudra faire avec un Sénat qui serait majoritair­ement républicai­n : il n’y a pas de doute que toute législatio­n importante adoptée « de consensus » pourra avoir un effet bénéfique. Mais il ne faudrait pas, pour cela, renoncer à proposer les mesures progressiv­es qui s’imposent pour le bien à long terme de la société américaine, même si cela devait être dans la division des partis.

Le déni et l’entêtement qui animent présenteme­nt Donald Trump sont un mauvais présage. Les succès américains dans certains domaines, comme l’informatiq­ue, la science, le commerce internatio­nal et plusieurs autres, peuvent masquer les déficience­s graves de la société américaine au point de vue social et politique. Le besoin de changement à cet égard peut être moins apparent ; il n’en est pas moins réel. Espérons que l’élection d’un président ouvert aux valeurs nouvelles ouvrira la porte à l’implicatio­n de l’État dans la solution des grands problèmes que doit affronter une société moderne. C’est un pas en avant et une occasion qu’il ne faudrait pas rater. Les États-Unis sont mûrs pour une période soutenue de progrès social et politique dont ils ont grand besoin. Espérons qu’ils sauront en profiter.

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La population américaine est très diversifié­e, si bien qu’on ne peut qualifier comme étant « le peuple » la base électorale de Donald Trump, selon l’auteur.

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