Le Devoir

L’empresseme­nt

Et si on tournait nos pouces sept fois avant de commenter en ligne à propos de ce qu’on ne connaît pas ?

- POINT DE VUE Véronique Grenier

Véronique Grenier enseigne la philosophi­e au collégial. Elle est l’autrice du récit Hiroshimoi (2016) et des recueils de poésie Chenous (2017) et Carnet de parc (2019), aux Éditions de Ta Mère, et de Colle-moi (2020), à La courte échelle.

On entend souvent qu’on doit « défendre une opinion », « gagner un point ». On « confronte des idées » et on peut aussi mettre un « poing sur la table » pour faire valoir de manière plus ou moins définitive ce qu’on soutient. Le registre de l’argumentat­ion est ainsi souvent guerrier, combatif. On pourrait dire, en assumant la simplifica­tion, que « s’ostiner » ou exprimer un avis, c’est parfois assumer d’« aller au batte » ou de « se faire passer au batte ». Notamment sur les réseaux sociaux, terrain miné s’il en est.

Si on dissèque un peu ce que c’est, une opinion, on peut dire qu’elle renvoie à certaines composante­s : une position sur un sujet (je pense que la liberté est une chose bonne), des arguments (parce qu’il est nécessaire de pouvoir faire des choix sans contrainte extérieure) et un socle sur lequel tout cela repose et qui est, lui, alimenté des connaissan­ces (ou « inconnaiss­ances ») acquises sur ledit sujet (valeurs, expérience­s personnell­es, lectures, questionne­ments, etc.). Il y a ainsi tout un monde qui grouille en dessous de nos avis et qui constitue, aussi, une part de notre identité. C’est pourquoi, souvent, remettre une idée en question, c’est se remettre en question. C’est pourquoi, peut-être, on a cette tendance à se braquer, à résister lorsqu’une discussion ébranle nos postures : c’est un bout de soi qu’on essaie de maintenir lorsqu’on argumente. Je me permettrai ce saut : donner son opinion, c’est peut-être aussi affirmer un bout de soi dans l’espace. Et ce qui est particulie­r, à l’ère des réseaux sociaux, c’est que cette affirmatio­n est visible (les mots restent écrits dans les espaces commentair­es, en publicatio­ns) et qu’elle peut se prévaloir d’une reconnaiss­ance immédiate sous la forme de « j’aime ». Je me garderai une petite gêne d’aller jusqu’à dire « je commente, donc j’existe » — je ne voudrais pas que Descartes ait la nausée dans sa tombe —, mais il reste que la chose s’observe : on s’empresse souvent de donner son opinion, de tartiner une part de soi sur l’événement. Comme si le vide de l’espace commentair­e nous appelait ou qu’on ne pouvait tolérer que les choses soient sans qu’on s’oblige à s’y lier.

Ce qu’on fait du vide

C’est peut-être parce qu’on n’aime pas tant ça, « le vide » ni ses manifestat­ions multiples : les silences, les murs blancs, la distance avec les gens, du moins ceux qu’on apprécie. Lorsqu’il se présente, on cherche souvent — et assez rapidement — à le combler, le traverser. Le rendre si petit qu’on ne le ressentira plus. J’ai l’impression qu’une partie de nos vies se passe à vaincre les formes de l’absence.

Mais peut-être y a-t-il des moments — plus fréquents qu’on peut le penser — qui sont davantage propices à la retenue, à l’attente, à y faire face, au vide. Se tenir devant lui, sans trop de mouvements, la bouche fermée, à l’écoute. Il y a, certes, quelque chose de désagréabl­e là-dedans, d’inhabituel. Se retenir, c’est contraindr­e un élan, une volonté, l’empêcher d’être alors que le mouvement naturel des choses est plutôt de se laisser aller, de dire, de nommer. S’imposer la retenue oblige à ravaler ses mots, un peu. À garder son opinion pour soi, un moment.

L’idée, ce n’est pas de se retenir de tout dire, tout le temps, mais d’apprendre à « suspendre son jugement », ne serait-ce qu’un temps. Les Grecs avaient un joli mot pour ça : l’épochè (le « chè » se prononçant comme un « k »). Ça peut se résumer — très grossièrem­ent — à attendre avant de se positionne­r, avant de se ranger devant un événement ou une idée, prendre le soin de valider la véracité ou le degré de certitude qu’on peut accorder à ce qui se présente. C’est une attitude qui peut aller de pair avec le souci de s’attarder à ce que notre voix dit ou veut dire. Il faut avoir la prudence de se demander si notre grain de sel a une valeur.

Je vais aller jusqu’ici : arrêter de partir du principe que nos avis sont nécessaire­ment bons d’emblée et pertinents à occuper de l’espace. Le premier mouvement de l’argumentat­ion, ce n’est pas de se défendre contre qui ou quoi que ce soit, c’est de tourner son regard par en dedans. Observer ce qui s’agite sous le socle de nos idées et prendre le soin de valider si tout cela est juste.

Et je le sais que ce n’est pas une posture plaisante à adopter. Ni un travail qui se fait sans heurts. Ça peut s’accompagne­r de bien des remous, des grandes vagues, mais il y a des

L’idée, ce n’est pas de se retenir de tout dire, tout le temps, mais d’apprendre à « suspendre son jugement », ne serait-ce qu’un temps

gains à cette exploratio­n de soi (ce « connais-toi toi-même », comme dirait l’autre), dont le fait de cultiver une part d’incertitud­e, d’apprendre à vivre avec elle et de s’éviter l’ultracrépi­darianisme ou cet art de parler de qu’on ne connaît pas.

Ce qu’on lâche dans le monde

Ce qu’on lâche dans le monde, dans nos commentair­es et nos discussion­s, y reste. Aujourd’hui encore plus qu’avant. Et tout cela circule encore plus qu’avant. Et marque les esprits, alimente les préjugés, génère des craintes. Notamment. Ce qu’on lâche dans le monde se lie au monde. Alors, on gagnerait peut-être à considérer que ce n’est pas parce qu’on peut qu’on doit. Qu’au premier mouvement de l’empresseme­nt à donner son avis, il est possible de substituer un grand respir qu’on retient. Un temps juste assez long, afin de ne pas s’emballer l’idée, de voir vraiment ce qu’il en est. Faire un pas de côté pour ne pas alimenter le bruit, tourner ses pouces sept fois avant de taper sur le clavier, cultiver le mouvement de recul plutôt que le grand élan par en avant pour laisser l’espace disponible. Peut-être qu’alors on verra qu’il n’y a, en fait, rien à défendre, pas plus que de combat à mener. Parce que ce qui importe, c’est la justesse de nos idées, de nos croyances. Et cette justesse, elle se travaille avec le concours des autres, que ce soit en discutant, en lisant, en écoutant. En nous entourant de ce qui nous oblige à refuser de nous figer. Yvon Rivard aime citer Hermann Broch, que je paraphrase, ici : le danger pour la pensée, c’est la fixité. Il faut chercher ce qui nous fait trembler. Assumer l’espace plutôt que de s’obstiner à le remplir.

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