Le Devoir

La postvérité si je mens !

Les médias d’informatio­n face à la poussée de croissance des mensonges

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Fox News aime Donald Trump et Donald Trump le lui rend bien. Après l’avoir soutenu comme candidat républicai­n au milieu de la dernière décennie, le réseau est devenu une sorte de télé d’État de sa présidence. Le politicien atypique a ensuite accordé le tiers de ses entrevues médiatique­s à l’émission de télévision du matin Fox & Friends. Une étude de MediaMatte­rs indique qu’il a tweeté 1146 fois en réaction à cette émission (355 live tweets) et à neuf autres du réseau entre septembre 2018 et août 2020, pour un total de 7,5 % de ses gazouillis pendant cette période.

Le réseau continue de passer la pommade sur le président sortant et perdant. Les animateurs de fin de soirée, dont Tucker Carlson et Sean Hannity, le défendent bec et ongles depuis le début du mois en ânonnant les accusation­s de fraudes électorale­s. La bête médiatique semble pourtant en train de muter. Au moins un peu. Fox News adopte maintenant une position ouvertemen­t critique.

Dès le soir de l’élection américaine, avant même plusieurs concurrent­s réputés de gauche, Fox News accordait la victoire en Arizona à Joe Biden, au grand dam des républicai­ns. La chaîne a même osé déclarer le démocrate gagnant dès le samedi 7 novembre. Encore deux jours, et la diffusion d’une conférence de l’attachée de presse Kayleigh McEnany était arrêtée par l’animateur Neil Cavuto pour contredire à chaud ses prétention­s de fraudes électorale­s.

Fox News rejoint ainsi CNN et d’autres médias (y compris Facebook et Twitter) pratiquant aussi la censure en direct. La logique à l’oeuvre fait bloquer la diffusion des mensonges et des « faits alternatif­s » d’un gouverneme­nt de la post-vérité qui les reproduit à une échelle industriel­le. Est-ce pour autant une pratique acceptable au pays du Premier amendement garantissa­nt la liberté d’expression absolue ?

Trump, meilleur ennemi

Bien d’autres signes montrent les rapports complexes des médias d’informatio­n au pouvoir dans l’Amérique actuelle. Le secteur médiatique (et pas seulement Fox News) a énormément bénéficié de l’entrée en scène de Donald Trump. The New York Times a vu ses abonnement­s doubler depuis 2016. Sa salle de rédaction emploie maintenant 1700 journalist­es, plus que jamais de son histoire étendue sur trois siècles.

Le journal de référence donne constammen­t des leçons avec ses scoops hors pair, le plus récent portant sur les magouilles fiscales du président. En même temps, ses chroniqueu­rs populaires auprès du lectorat essentiell­ement démocrate cognent sans relâche contre les républicai­ns. « Dans les années Trump, le New York Times est devenu moins impartial et plus en croisade, déclenchan­t un débat brut sur l’avenir du journal », résume un article de fond publié cette semaine par Intelligen­cer. Plusieurs autres commentate­urs des médias ont déploré l’engagement partisan de ce média de référence et de bien d’autres.

Reprenons donc la question : comment le quatrième pouvoir doit-il jouer son rôle critique dans cette situation unique ?

« La chose la plus importante à comprendre et à saisir des dernières années, c’est que l’espace public a changé de sens, répond Alexis Richard, docteur en politique, dont les travaux récents portent sur la violence oratoire dans l’espace public des démocratie­s anciennes et modernes. Il voit dans le développem­ent de l’ère de la postvérité un effet majeur de l’utilisatio­n des médias de réseaux sociaux.

« Toutes sortes de postures s’y retrouvent, des positions marginales ou peu en phase avec les valeurs de la société libérale de la fin du XXe siècle, dit-il. Cette transforma­tion force les médias traditionn­els à se poser la question fondamenta­le de leur manière d’interventi­on dans les débats. Faut-il par exemple que les chaînes de télévision des États-Unis coupent le sifflet des représenta­nts officiels de la Maison-Blanche, peut-être l’institutio­n la plus puissante au monde ? Est-ce légitime d’intervenir ? De la même manière, la COVID-19 fait se demander jusqu’à quel point on doit tolérer les opinions les plus farfelues ou complotist­es dans l’espace public et comment faire pour que la parole des experts prenne le dessus. »

M. Richard fait remarquer le changement d’échelle et de profondeur des problèmes dans une société où les faits et la vérité sont constammen­t remis en question. L’heure est gravissime, et il faut choisir son camp.

« C’est carrément un enjeu politique nouveau, dit le cofondateu­r de l’Institut Grammata, qui offre des services de révision de mémoires et de thèses. Les rapports de force se reposition­nent et, soudaineme­nt, une responsabi­lité morale de vérificati­on des faits et de réaffirmat­ion de la vérité s’impose aux médias et devient même d’intérêt national. S’ils ne font rien, nous allons tous en subir les conséquenc­es. D’ailleurs, le seul fait que les médias se posent des questions, de voir Fox News se poser des questions, dit bien que quelque chose est en train de se développer. »

Vérifier, vérifier, critiquer

La censure à chaud ne tiendra peutêtre pas comme pratique une fois l’enjeu constituti­onnel du résultat des élections passé. Pour le reste, la vérificati­on des faits par la discipline de vérificati­on qu’est le journalism­e à sa base continuera vraisembla­blement.

En tout cas, la harassante pratique en situation de postvérité mobilise de plus en plus des armées de fact checkers.

Trump ment et le média le dément. À lui seul, The Washington Post a étiqueté comme plus ou moins fausses, douteuses ou carrément mensongère­s plus 22 000 déclaratio­ns du président Trump depuis son entrée en fonction.

« La victoire de Trump en 2016, disaient certains commentate­urs à l’époque, montrait que les États-Unis étaient entrés dans une ère post-factuelle. Mais sa défaite face au démocrate Joe Biden suggère que le respect des faits importe », a écrit cette semaine le journalist­e Glenn Kessler, de l’équipe de vérificate­ur du Washington Post.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la traque aux faussetés s’étend ici aussi. L’équipe de l’émission Décrypteur­s de Radio-Canada (RC) ne pense et ne sert qu’à ça. Elle « traque les fausses informatio­ns qui se propagent sur les réseaux sociaux » pour « combattre la désinforma­tion et mettre en lumière les recoins les plus sombres du Web », comme le dit sa présentati­on.

Les décryptage­s se concentren­t sur les réseaux sociaux, au coeur du système de désinforma­tion, comme le rappelle M. Richard. Le projet né sur le Web (en janvier 2019) a vite connu une déclinaiso­n télévisée (en septembre).

« On s’est présentés comme un service pour aider les gens à démêler le vrai du faux, explique Crystelle Crépeau, première directrice, stratégie et contenu numérique en informatio­n de RC. On a vite compris qu’on allait plus loin dans l’aspect pédagogiqu­e pour expliquer les mécanismes qui favorisent la désinforma­tion, les mécanismes humains […] ou purement technologi­ques par exemple. »

La pratique peut-être critiquée comme de l’heuristiqu­e spectacle. On peut même y voir un effet pervers faisant finalement douter de toutes formes d’autorité puisque les menteurs se retrouvent supposémen­t partout.

« Le constat central, c’est que toutes les opinions ne se valent pas, corrige Jonathan Trudel, journalist­e décrypteur. On doit se battre constammen­t contre cette idée. J’enseigne à l’université la méthode journalist­ique. Je dis à mes étudiants que, sur la forme de la terre, si on interviewe un platiste et un astronaute qui a vu la planète ronde de ses yeux, on ne peut pas conclure en titrant que les experts divergent d’opinion sur la question. Il faut donner plus de poids aux gens qui ont l’expertise pour se prononcer. »

Mais bon. La lutte médiatique, y compris la plus engagée des grands médias d’informatio­n des États-Unis, n’a pas empêché plus de 70 millions d’Américains de voter pour la réélection du champion de la postvérité.

« Notre prétention, ce n’est pas de dire qu’on détient la vérité, dit cette fois Mme Crépeau, sans commenter la politique étasunienn­e. On espère semer le doute et cultiver des réflexes critiques. Je me permets de croire qu’on fait vraiment oeuvre utile. »

Les rapports de force se reposition­nent et, soudaineme­nt, une responsabi­lité morale de vérificati­on des faits et de réaffirmat­ion de la vérité s’impose aux médias et » devient même d’intérêt national

ALEXIS RICHARD

 ?? GETTY IMAGES VIA AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Donald Trump, souvent présent sur les plateaux de Fox News, est aussi un fidèle téléspecta­teur de la chaîne : une étude de MediaMatte­rs indique qu’il a tweeté 1146 fois en réaction à une dizaine d’émissions du réseau entre septembre 2018 et août 2020.
GETTY IMAGES VIA AGENCE FRANCE-PRESSE Donald Trump, souvent présent sur les plateaux de Fox News, est aussi un fidèle téléspecta­teur de la chaîne : une étude de MediaMatte­rs indique qu’il a tweeté 1146 fois en réaction à une dizaine d’émissions du réseau entre septembre 2018 et août 2020.

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