Sept clés pour comprendre la réforme de la Loi sur la radiodiffusion
Des clés pour comprendre la réforme de la Loi sur la radiodiffusion
Mesurons le passage du temps : quand les dernières révisions à la Loi sur la radiodiffusion ont été apportées, en 1991, la télévision câblée, les cassettes VHS et les CD dominaient le paysage culturel. Près de 30 ans plus tard, le basculement des habitudes de consommation vers l’écoute et le visionnement en ligne est achevé… et Ottawa veut réformer sa vieille loi. Coup d’oeil explicatif en sept points sur l’important projet de loi C-10. De quoi parle-t-on ?
est adopté, le projet de loi déposé le 3 novembre par le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, fera en sorte d’intégrer dans le giron réglementaire du pays les entreprises de diffusion de contenu qui n’opèrent que sur Internet.
Pour pouvoir exercer leurs activités au Canada, les plateformes numériques comme Spotify (musique) ou Netflix (vidéo) n’auront pas besoin d’obtenir de licences comme les acteurs traditionnels. Mais elles devront respecter des « conditions de services » qui seront déterminées par le CRTC (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes).
Le projet de loi ne détaille pas les conditions en question, mais indique qu’il s’agira de forcer les plateformes à « favoriser la découvrabilité » des produits culturels canadiens (l’équivalent de la mise en vitrine) et, surtout, à « effectuer des dépenses » qui appuieront la production culturelle locale.
« On veut le même niveau d’effort de leur part » que ce qui est demandé aux sociétés traditionnelles, a indiqué le ministre Guilbeault — c’est-à-dire un fardeau de financement qui pourrait représenter de 25 % à 45 % des revenus. Ottawa s’attend à ce que cette mesure permette l’injection d’environ 830 millions de dollars par année dans l’écosystème culturel (Netflix a généré un milliard de revenus au Canada en 2019, calcule le fédéral).
À noter que les réseaux sociaux ne sont pas visés par le projet de loi (sauf s’ils font une « curation » du contenu, comme YouTube Music).
Les plateformes devront-elles respecter des quotas ?
La réponse courte : non. Le projet de loi ne prévoit pas de quota particulier de financement ou de mise en valeur des productions de langue française, ce qui a d’ailleurs été dénoncé par les élus de l’Assemblée nationale.
À cela, le fédéral répond qu’on souhaite trouver une approche plus souple que celle des quotas, mais avec des résultats similaires. On affirme que le projet de loi donnera au CRTC les outils nécessaires pour s’assurer que les plateformes soutiennent le contenu canadien dans les deux langues officielles — et aussi le contenu lié aux cultures autochtones ou des minorités.
Les deux associations qui représentent les producteurs québécois de musique, de télévision et de cinéma se sont dites à l’aise avec cette façon de faire.
Le projet de loi concerne-t-il la taxation des géants du Web ?
Non, et ce dossier relève du ministère des Finances. Rappelons que le gouvernement Trudeau promet depuis la dernière campagne électorale d’obliger les plateformes numériques étrangères à percevoir la TPS. Cette mesure devrait faire partie du prochain budget, assure-t-on.
Pour ce qui est d’imposer les revenus ou les profits de ces entreprises, Ottawa n’agira pas avant qu’un consensus émerge à l’OCDE sur ce sujet. Il convient ici de ne pas trop retenir son souffle : tout indique que l’OCDE aura besoin d’encore plusieurs mois avant de rallier tous les pays concernés autour de la solution que l’organisation a élaborée.
Quels autres éléments du dossier des géants du Web sont absents ?
« Ce n’est assurément qu’un premier pas, et ça demeure extrêmement parS’il tiel », note Catalina Briceño, professeure à l’UQAM et spécialiste des transformations numériques. Selon elle, C-10 n’aborde « qu’une petite proportion des enjeux auxquels on fait face avec l’avènement et la domination des plateformes Web dans l’espace médiatique ».
Elle rappelle que le comité d’experts sur lequel s’est basé Ottawa pour rédiger la loi avait ratissé beaucoup plus large dans son rapport déposé au début 2020. « Il n’y a rien [dans C-10] sur la gestion et la protection des données personnelles des utilisateurs ; sur le rôle du diffuseur public ; sur la transparence des algorithmes… Ils sont allés au plus urgent, qui était de doter le CRTC des pouvoirs nécessaires » pour créer un cadre réglementaire s’appliquant aux plateformes numériques, et qui prévoit notamment des sanctions contre ceux qui ne s’y conformeraient pas.
Ottawa a promis des projets de loi distincts pour ce qui est de bannir les discours haineux en ligne, ou pour forcer Google et Facebook à rémunérer les médias pour l’utilisation de leurs contenus.
Aura-t-on un CRTC super-puissant au terme du processus ?
C’est ce que beaucoup disent… et ce que le projet de loi sous-entend. Dans les faits, c’est le CRTC qui aura la tâche d’adopter les règlements qui traduiront les intentions générales du gouvernement. C’est aussi lui qui viendra déterminer qui paie quoi, et comment.
Les fonctionnaires fédéraux précisaient le jour du dépôt du projet de loi que le CRTC aura toute la latitude pour « adapter les conditions applicables à chaque entreprise en ligne » — ce qui implique donc qu’une forme de négociation aura lieu. Le groupe Les Amis de la radiodiffusion a vivement réagi devant cette perspective.
« Les lobbyistes de Netflix peuvent espérer arriver à une entente beaucoup plus accommodante » que ce qui est actuellement exigé des acteurs traditionnels, craint-on. Cette situation pourrait pousser ces derniers « à négocier un assouplissement des exigences à leur tour, et une course au moins offrant s’en suivra ».
Jonathan Roberge, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les nouveaux environnements numériques, estime pour sa part que « le cas par cas répète la gouverne culturelle du Canada et du CRTC : on avance toujours au gré des forces en présence et des lobbyistes. Ça a toujours été la philosophie politique dans ce dossier, et ça revient à dire : oui on a un cadre législatif, mais on verra, il faut être flexible, etc. ».
Que devra faire le CRTC, concrètement ?
Une fois le projet de loi adopté, le gouvernement confiera une large mission au CRTC. Notamment : évaluer quelles plateformes en ligne doivent être visées par la loi ; définir ce qui constitue du « contenu canadien » ; déterminer quelle est la meilleure méthode pour financer ce qu’on appelle le contenu « culturel souhaitable, mais moins susceptible d’être produit » par des plateformes américaines… comme celui en français.
Pour le secteur de la musique, le ministre Guilbeault demandera aussi au CRTC d’examiner quels outils réglementaires seraient les plus adaptés pour assurer une rémunération « juste et transparente » pour les artistes.
Le CRTC disposera de neuf mois pour répondre à ces questions. Mais Catalina Briceño prévoit qu’il faudra attendre encore plus longtemps avant que le projet de loi C-10 donne des résultats. « Je pense qu’au mieux, ça ira à 2022 ou 2023 », dit-elle.
La souveraineté culturelle du Canada sera-t-elle protégée par C-10 ?
C’est ce que le ministre Guilbeault affirme. Mais depuis le dépôt du projet de loi, des experts ont relevé des éléments de celui-ci qui modifient un peu le portrait.
L’analyse des Amis de la radiodiffusion met en relief le fait que « de multiples passages de la version précédente de la Loi sur la radiodiffusion ont été élagués, faisant en sorte que les obligations des diffuseurs face à notre culture [seront] significativement amoindries ». On évoque notamment des allégements dans le recours obligé à des « ressources canadiennes » pour la création et la présentation des programmations. Mais, comme le reconnaissait Ottawa en déposant le projet de loi : ce n’est qu’une première étape.
Ce n’est assurément qu’un premier pas, et ça demeure e xtrêmement partiel
CATALINA BRICEÑO