Des choix cornéliens à l’horizon sur scène
Le déconfinement annonce une congestion qui pourrait faire passer la rentabilité devant la diversité artistique
À l’approche du 23 novembre, qui pourrait sonner la fin du confinement au Québec, les artisans du spectacle trépignent d’impatience à l’idée de retourner sur scène et de retrouver leur public. Mais, advenant un feu vert du gouvernement pour rouvrir les salles, plusieurs obstacles devront être surmontés avant le lever de rideau. Tour d’horizon.
Après une timide reprise cet été, le milieu de la scène a été remis sur pause début octobre au moment où une nouvelle vague de COVID-19 frappait le Québec. Fermeture des salles, annulation des tournées, adaptation virtuelle ou report des spectacles : un air de déjà-vu qu’on pensait éviter considérant les efforts d’adaptation du secteur aux mesures sanitaires.
Ce sera au moins cela de gagné pour ne pas perdre de temps au moment de la reprise, souligne David Laferrière, président de l’Association professionnelle des diffuseurs de spectacles, RIDEAU. Les protocoles — le populaire trio masque, désinfectant, distanciation — ont été testés et éprouvés tant par les travailleurs et les artistes que le public dans l’entre-deux vagues, l’été dernier. Mais relancer la machine n’en restera pas moins difficile après au moins deux mois d’arrêt. « Plusieurs diffuseurs ont tout annulé ou reporté à l’hiver prochain. Il se peut que certains n’aient pas de spectacle sous la main pour repartir rapidement, advenant une réouverture fin novembre. »
D’ailleurs, un spectacle, ça se prépare. Si les répétitions ont pu se poursuivre lors de ce deuxième confinement, contrairement à celui du printemps, difficile d’être prêt à moins d’une semaine de préavis. Car c’est suspendu aux lèvres du premier ministre, lors d’un de ses traditionnels points de presse, que le milieu culturel apprendra la réouverture — ou non — des salles de spectacles, en même temps que tout le monde.
« On est dans l’incertitude totale en ce moment. Et lorsqu’on aura le feu vert, c’est impossible qu’on remonte un spectacle en deux jours, ça demande bien plus de travail », souligne Christine Bouchard, directrice générale du regroupement national des arts du cirque En Piste, jugeant le gouvernement déconnecté de la réalité du milieu artistique.
Rentabilité ou diversité ?
La directrice générale du Regroupement québécois de la danse, Fabienne Cabado, s’attend pour sa part à un « embouteillage » sur scène entre les oeuvres qui ont été annulées ou reportées et celles créées pendant le confinement. « On ne sait pas si certains spectacles vont un jour pouvoir rencontrer leur public. […] Et quand on crée, si on n’a pas d’espace pour présenter son travail, ça engendre une crise existentielle chez les artistes », note-t-elle.
Une « triste réalité » que bien d’autres domaines artistiques s’apprêtent à vivre. Que ce soit au théâtre, en musique, en danse ou encore dans le monde du cirque, tous les intervenants contactés par Le Devoir abondent dans le même sens et voient arriver le bouchon à toute vitesse.
« C’est certain qu’il y aura congestion et, malheureusement, d’excellents spectacles ne se retrouveront pas sur nos scènes, confirme David Laferrière du RIDEAU. Ça va être un problème, ce ne sera pas facile pour les diffuseurs de choisir les créations à prioriser. Si je prends notre exemple, au théâtre Gilles-Vigneault à Saint-Jérôme [dont il est le directeur général et artistique], on a quatre à cinq spectacles de danse contemporaine par année. C’est un travail de longue haleine avec les compagnies, on a donc fait le choix de reporter les spectacles même si ça prend la place de nouveaux projets. »
« Avec la pandémie, certaines disciplines souffrent davantage que d’autres, car elles s’exportent mal sur un écran. C’est notre rôle comme diffuseurs pluridisciplinaires de les aider, de leur faire de la place. On veut être représentatif de la diversité de l’offre artistique qui existe au Québec », poursuit M. Laferrière. Certains diffuseurs, des plus petites salles surtout, pourraient toutefois faire passer la rentabilité avant la diversité artistique lors du déconfinement en programmant des spectacles de domaines artistiques plus populaires. De grands noms de l’humour ou de la musique, par exemple, ont plus de chance de faire salle comble qu’un spectacle de cirque ou de danse.
Prise de risque
Une inquiétude particulièrement vive du côté du théâtre jeunesse, où l’on craint de ne carrément plus trouver sa place dans les salles. Déjà, en temps ordinaire, accueillir des productions destinées à un jeune public est une « preuve
C’est certain qu’il y aura congestion et, malheureusement, d’excellents spectacles ne se retrouveront pas sur nos scènes
DAVID LAFERRIÈRE
d’audace » et un « risque financier » pour ces dernières puisque les billets sont moins chers, par souci d’accessibilité, explique Pierre Tremblay, directeur général de Théâtres unis enfance jeunesse. « Dans les circonstances actuelles [de la pandémie], la prise de risque est encore plus importante, le jeune public ne sera peut-être pas le premier choix. On espère le contraire, mais il faut être réaliste », laisse-t-il tomber.
Patrice Caron, organisateur du Gala alternatif de la musique indépendante du Québec s’inquiète également de la place qui sera faite aux artistes de la relève. Si les petites salles fonctionnant par location ne pourront pas réserver la scène uniquement aux grands noms de la musique, les grandes salles de concert, de théâtre et de cabaret pourraient elles s’offrir ce luxe de choisir. « J’ai moi-même été programmateur pendant plusieurs années et, pandémie ou non, c’est toujours la question : quel artiste va remplir le plus la salle ? Certains diffuseurs risquent de ne pas courir de risque et de programmer les artistes qui leur permettront de sortir plus vite de cette crise », soutient Patrice Caron.
Mais, même avec les Louis-José Houde et Marie Mai de ce monde, le public sera-t-il prêt à revenir en salle pour autant ? C’est la question que tous se posent dans le milieu. « En fermant tout pendant le confinement, on envoie comme message au public qu’aller voir un spectacle peut être dangereux », fait remarquer Fabienne Cabado, insistant sur l’importance de regagner la confiance du public au moment de la réouverture.